« Le face-à-face, le vis-à-vis, les « yeux dans les yeux » fondent l’éthique de la responsabilité et l’interdit »
On raconte qu’au procès de Caserio, l’assassin de Sadi-Carnot, un juge demanda à l’accusé : « Comment avez-vous pu poignarder un homme qui jetait les yeux sur vous ? » Paisiblement, Caserio répondit : « Mais, Monsieur le Juge, le président Carnot avait un visage sans regard ».
Cette phrase s’est gravée en moi. Sa réponse inaugure toute la réflexion d’Emmanuel Lévinas. Le face-à-face, le vis-à-vis, les « yeux dans les yeux » fondent l’éthique de la responsabilité et l’interdit : « Tu ne tueras point » . Comment se fait-il que dans un prétoire lyonnais, à la fin du XIXe siècle, un triste sire précède en réflexion le fameux philosophe lithuanien ?
De fait, Caserio disait juste. Le président Carnot s’était entraîné à ne pas montrer son émotion. Il voulait paraître impassible et détaché. Il désirait tellemment être l’homme de la « chose publique » qu’il était devenu l’homme-sans-regard que nous montrent les peintures et les clichés de cette époque. Cet effort lui a coûté la vie ! Tuer un « président » ne représente pas pour l’anarchiste un assassinat crapuleux, mais bien plutôt un titre de gloire. Il démolit un symbole comme il aurait brûlé un drapeau.
Nous touchons là à une question grave. Celle de la vie affective et intime des « grands » de ce monde. Nous aimerions que, comme tout un chacun, ils s’émeuvent, s’énervent, vitupèrent, pleurent, rient. Trop polis, dans un sens trop limés ou trop brillants, masqués par leur fonction, dévorés par le protocole, effacés par la notoriété, ils vivent en sursis jusqu’à ce qu’une télévision ou un journal ne déchirent le voile qui les protège et qu’ils apparaissent ridicules parce qu’ils ressemblent à tout le monde. Et si jamais ils succombent à la tristesse de la solitude du pouvoir, s’ils se mettent à grelotter dans des habits politiques ou religieux mal taillés pour eux, s’ils jettent le froc de l’apparence aux orties pour se réfugier au paradis des nudistes, alors ils commencent à émouvoir.
On ne peut plus, ni les haïr, ni les craindre, ni les idolâtrer. En eux, tous les mortels se reconnaissent. Alors, ils les respectent et les aiment. Si Carnot avait regardé tendrement Caserio, ce dernier aurait jeté son poignard dans le Rhône et le président aurait achevé son mandat. A moins que, comme Dechanel, mal trempé pour ce métier d’apparat il ait perdu la tête.
On reprochait à Albert Lebrun de pleurnicher en public. On riait de sa sensibilité et l’on disait volontiers : « Il est trop humain pour être président de la république ». A ce poste, on a besoin d’un homme fort. Justement, cette race se recrute parmi ceux qui ont faim et soif de la justice et cela se perçoit dans leur regard. Avis aux électeurs !
3 juillet 1995
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