Église et État

« Soyons prudents et avisés ; ne cherchons pas dans l’autorité garant et confirmation de nos propres opinions »

Je poursuis mes lectures. Raymond Etaix me fournit en munitions démodées mais performantes. Actuellement, je m’ébroue dans l’ouvrage de Gustave Gautherot sur Emile Keller (1828-1909). Plon-Nourrit l’a publié en 1922. Ces pages me passionnent car elles campent la personnalité et le tempérament des laïcs dont la foi en l’Église animait l’action. Emile Keller me semble forgé d’une seule pièce. Dans un premier temps, il confond l’Église et le Pape. Il aime Pie IX, l’encyclique Quanta Cura, le Syllabus et le nouveau dogme de l’infaillibilité. Les orientations du Saint Père le fortifient dans ses propres convictions. Il applaudit et il obéit.

Il faudra l’élection de Léon XIII à qui il reproche les manoeuvres de commande de Lavigerie, la politique du ralliement et l’encyclique Au milieu des sollicitudes (16 février 1892) pour qu’il pense le Pape « mal renseigné » et mette une distance entre la hiérarchie suprême du Vatican, d’une part, et la foi catholique, d’autre part. Le désaccord le renvoie à des analyses personnelles et au discernement de sa propre conscience. Plein de respect, il se tait, pense et se met en marge des manifestations collectives appuyées par Léon XIII.

L’histoire d’Emile Keller montre à l’évidence que, tant que dure une parfaite homogénéité entre les orientations pontificales et nos propres analyses, nous faisons mal la différentiation entre le ministère hiérarchique et la foi vécue dans une conscience droite et éclairée. Quand surgit la faille du désaccord et que pourtant l’amour du Christ et de son Église demeure vivant, il faut bien trouver une démarche réaliste et honnête. Tant que n’existe pas cette béance, la Parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » ne prend pas racine et n’établit pas les justes distinctions.

Le chrétien catholique adulte dans sa foi ne confond pas la communion avec le Saint Père et l’adhésion totale à tout ce que le Pape pense, dit et écrit. Il sait distinguer entre ce qui l’oblige jusqu’au fond de son coeur et ce qui requiert seulement respectueuse attention. La centralisation ne vient pas seulement de la Curie romaine – il faut bien que le Pape ait des bureaux pour travailler avec lui et le conseiller-, la « centralisation » vient à la fois, me semble-t-il, de la servitude intellectuelle de beaucoup de croyants et du fait aussi que le « Saint Père » porte avec lui la seule « légitimité ». En voyage ou en vacances, ses paroles sont recueillies comme des oracles. En villégiature dans le Val d’Aoste, Jean-Paul II aurait dit récemment qu’une guerre contre les Serbes en ex-Yougoslavie serait le type même de la guerre juste. Déformation des médias ? Peut-être ! Mais cette phrase lancée sur les ondes oblige tous les « Keller » du monde à se situer :

Soyons prudents et avisés ; ne cherchons pas dans l’autorité garant et confirmation de nos propres opinions. La modestie nous pousse à vivre dans l’approximation de notre conscience qui cherche à comprendre pour prendre le risque de l’action. La vraie vie est « douteuse ».