En attendant Tricot

« Quel est donc ce pays étrange où nous habitons ? « 

Que va dire Monsieur Tricot ? Peut-il même dire quelque chose. Par la procédure même de sa désignation, n’est-il pas condamné au mutisme. Avant d’être écrites, toutes les phrases de son futur rapport sont piégées. Pourvu que la vérité ne saute pas aux yeux et dans son éclat n’aveugle tous et chacun !

Qui sera déçu ? Qui sera comblé ? Les écologistes et les partisans de Greenpeace ? Les socialistes et Charles Hernu ? L’opposition et le bon Monsieur Lecanuet ? Fabius Mitterand, descendant de Julius César ?

En toute hypothèse, il n’y aura ni perdant ni gagnant. Le vertige succédera à l’imbroglio.

L’augure se recueille. Les agents secrets s’affairent dans l’ombre. A pleine brassée, ils apportent en un lieu secret, retraite du devin, les écheveaux emmêlés des antipodes.

On attend. Par sa bouche, les Dieux vont parler. Le ciel est scruté ; les oiseaux peuvent l’aborder par la gauche ou par la droite. Heureux ou malheureux présage !

Le « grand-prêtre » va parler. Les foudres s’accumulent, les sanctions planent, les mauvais frémissent déjà.

La vérité apparaîtra dans les nues. Ce qui est faux va devenir vrai, ce qui est tordu va devenir droit, ce qui est ambigu va devenir clair. On attend Tricot et certains l’attendent comme au coin d’un bois.

Je ne sais si Aruspice Tricot aime le « poulet ». Il faudra sans doute en sacrifier beaucoup et fouiller leurs entrailles encore palpitantes pour découvrir où se cachent pelés et galeux.

Quel est donc ce pays étrange où nous habitons ? Curieuse démocratie où l’arbitre est de nulle part. Son passé le désigne, sa filiation gaulliste le garantit et notre roi lui demande son verdict. Du haut de l’Olympe, Hermès portera son message à l’Élysée. Nous sommes en pleine mythologie.

À qui se fier ? Il semble que les hommes et les institutions s’évanouissent ; d’une certaine manière, le pouvoir s’efface. Il n’exerce plus aujourd’hui une responsabilité active. Il s’en remet au juge.

Que ce dernier s’appelle Gédéon, Samson, Tola, Jephté, ou Tricot, peu importe : « En ces jours-là, il n’y avait pas de Roi en Israël, ; chacun faisait ce qu’il voulait «  (Livre des Juges 21, 25).

En lisant dans le Journal Le Monde, n° 12 620, les larges extraits du rapport de Monsieur Tricot, je me suis surpris à sourire… Sans doute pour ne pas pleurer. Monsieur le Conseiller d’Etat est un bon Français (il ne tire pas contre son temps) et un pince-sans-rire ou un fin joueur de tarot qui joue l’excuse au bon moment. Il a mis dix-sept jours pour se faire une idée selon ce qu’il a vu et entendu. Sur des certitudes personnelles, il a consciencieusement rédigé son rapport ; il a intelligemment fait relation de ce qu’il savait, mais il ne sait pas tout… A bien lire le texte, on se demande si Bernard Tricot n’a pas rajouté de l’huile sur le feu pour être sûr qu’il ne s’éteigne pas de sitôt… En effet, il conclut : « Une enquête administrative nécessairement rapide peut être difficilement conclusive. Personnellement, je crois donc utile que ce rapport soit suivi en France d’un examen plus détaillé« .

Le cher homme aurait pu se dispenser de noircir tant de papier ! Les lignes citées plus haut suffisent largement à exprimer qu’il n’a pas pu, pour les mille raisons que l’on suppose, estimer justement la situation et distribuer les bons et les mauvais points selon les responsabilités. In cauda venenum... La fin empoisonnée relativise, au point de nier, tout ce qui précède.

Cette conclusion m’a fait penser à une célèbre histoire qui se serait passée, dit-on, lors de la bataille d’Ivry. Henri IV, quoique vainqueur, maugréait. Il s’adressa au Maréchal de Crillon et lui demanda : « Pourquoi, Monsieur le Maréchal, notre artillerie n’a-t-elle pas donné lors du combat ? ». – « A cela, Sire, répondit le Maréchal, il y a trois raisons : la première, c’est que les bombardes n’étaient pas là ». – « C’est bien, coupa le roi, je vous dispense de donner les deux autres ».

Les « précautions » et les « réserves » qui jalonnent le rapport du Conseiller d’État permettent de penser qu’il n’y a pas beaucoup de liens entre la vérité et le résultat de l’enquête. Les informations recueillies sont si partielles et si peu sûres qu’elles n’autorisent que des affirmations sans portée.

Merci, Monsieur Tricot, de ne pas nous renseigner. Nous avons compris votre apologue et attendons avec confiance qu’à frais nouveaux, les institutions compétentes de notre pays fassent un brin de lumière puisque vous n’avez heureusement pas eu les moyens d’allumer notre lanterne. Je me permets toutefois une suggestion que vous pourriez transmettre à qui de droit : il reste peut-être dans un vieux hangar délabré un avion renifleur qui ne renifle rien ? Alors, pourquoi ne pas s’en servir pour dépister ce qui n’a pas de piste ?