Jeudi dernier, dans un petit groupe, nous avons passé une partie de la journée à envisager « le mourir » comme phénomène naturel et culturel.
Bien sûr, nous avons parlé de l’environnement. Nous avons parlé de l’absolutisation. Vraisemblablement, « mourir » est le seul moment de la vie où l’on se trouve en face de l’absolu sans marche-arrière. La mort est le seul irréversible et la Résurrection, pour le croyant, ne compense pas cet irréversible. C’est un autre état et il y a une rupture entre le fait de cesser sa vie temporelle pour déboucher dans un autrement, objet de la foi en Dieu.
« Le mourir » est, dans la vie, la pierre de touche de la civilisation et, à regarder comment les citoyens d’un peuple s’y prennent pour mourir, on peut déceler les composantes essentielles d’une civilisation – ou au moins d’une culture.
En 1978, à Lyon, la plupart des gens meurent à l’hôpital. Ce n’est pas pour autant qu’ils sont entourés et ce n’est pas pour autant qu’ils ne meurent pas seuls.
Le deuil a disparu. On a voulu jeter les habits de la mort et, hormis les cabines d’ascenseurs à soubassement prolongé, prévues pour charrier les cercueils, rien ne rappellerait la mortalité aux habitants d’une ville !
« Mourir » est un phénomène culturel. C’est évident ! Mais le discours que j’entendais l’autre jour était sans doute le discours de personnes qui n’avaient pas frôlé la mort depuis longtemps ou qui n’avaient jamais tenu, dans leurs bras, le corps d’un agonisant qui hoquette et qui bave !
Il m’a semblé que le discours sur la mort que nous tenions était une barrière supplémentaire. Nous la nommions, nous l’analysions pour la rejeter, nous faisions un filet de mots pour qu’elle s’empêtre dedans et ne nous atteigne pas. Nous avons tout fait pour la réduire à l’état de concept et, par un jeu de l’intelligence, la maîtriser.
Tout s’est passé, durant toute la journée, comme si notre attirail philosophique et sociologique augmentait nos armes subtiles pour nous tromper nous-mêmes et nous défendre. Comme Orphée, nous jouions de la cithare pour amadouer Cerbère !
Quand oserons-nous dire que la mort est le dénuement sans consolation ?
Quand oserons-nous dire qu’à ce moment-là tombent nos parures, nos habits, nos faux-semblants ?
Quand admettrons-nous que nos mots éclatent comme ces ballons en baudruche que l’on crève avec une toute petite pointe et qui font « plouf » ? La vérité alors apparaît !
On ne triche pas avec la mort et, l’autre jour, on trichait mais au fait, est-ce supportable de faire autrement et la réalité humaine n’est-elle pas tricherie quand on parle de la mort ? La foi ne serait-elle pas le seul remède pour vivre l’inconsolable et accepter d’être inconsolé ?
20 mai 1978
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