Ch. 2 – Bats-les-herbes 

Quand je l’ai rencontré, près de la « pierre qu’arrape », il devait avoir une cinquantaines d’années. Plus tard, j’ai su qu’il habitait au dernier étage de l’immeuble dont l’allée traboulait entre la rue Pierre Dupont et la cour où le maréchal-ferrant Grand chaussait les chevaux. Marié avec Céline qui n’avait point d’âge, ils avaient une petite fille de dix ans…

Beaucoup d’habitants de la commune savaient son surnom : « Bats-les-herbes ». Peu l’appelait par son nom. Personne ne connaissait son prénom : Paul.

« Bats-les-herbes » le désignait tellement qu’il lui arrivait même de signer des pièces officielles par son sobriquet.

Pourquoi se prit-il d’amitié pour moi ? Je l’ai jamais su exactement ! Il désirait peut-être transmettre son savoir à un ignorant. Pauvre lui-même et assisté par les sociétés de bienfaisance, il m’assistait et m’enseignait. C’était sans doute sa revanche sociale. Il s’était mis aussi dans l’idée de dresser mon chien Pluto, un corniaud à moitié fou, qui ébranlait les buissons les plus compacts pour en expulser les lapins tapis sous les ronces.

Dès que j’avais un moment, je grimpais les escaliers transpirants, en pierre de Saint Fortunat, et je frappais à sa porte. Puis nous partions ensemble en traversant le village, notre fusil à l’épaule. Nous allions soit à « Gorgeratte », soit à la « Carborne chaude », soit « aux trous à blaireaux ». C’étaient nos terrains de prédilection. Là, même escorté de mon chien hurlant, il piétinait les herbes sèches. Il chassait autant avec les pieds qu’avec les yeux !

Parce que, sans moyen financier, il n’avait qu’un maigre salaire de manœuvre-maçon, la société de chasse communale lui avait confié une charge de « garde-chasse ». Du coup, son permis, son assurance et sa carte, étaient pris en charge par la collectivité. Les textes des rares procès-verbaux qu’il dressait relevaient du genre épique. Il les signait en bas à droite : « Bats-les-herbes, garde-chasse assermenté ».

Il m’enseigna le courage d’être bredouille et de ne jamais renoncer. Il m’appris à lire les traces, à repérer les coulées, à prévoir et à voir le gibier. Parce qu’il avait repéré que je tirais trop vite, il me dit qu’il fallait parler au gibier avant de tenter de le tuer.

Je suis persuadé aussi que, dans ces phrases, il y avait un brin de superstition : « On ne tue pas un gibier sans rien lui dire ». Ces expressions n’ont pas fait de moi un fin tireur mais, soixante ans après, je m’en souviens et il m’arrive de les réciter comme une prière laïque.

Un jeudi d’octobre 1947, Bats-les-herbes et moi étions dans les buis des « trous à blaireaux », loin de toutes les habitations. Pluto, excité, aboyait rauque. Un chat, un superbe matou, se faufile devant moi. Je crie à « Bats-les-herbes » : « Un greffier ! », il répond aussitôt : « Tire ! ». Pan ! Je ne l’ai pas manqué…

Mais le paysan, propriétaire du chat, un homme trapu, court en jambes, accourt. Il travaillait dans le champ de betteraves à l’orée du bois et avait profité de la conversation et de la sanction. Il me menace et me souhaite « que les rats viennent me manger les oreilles ». Bats- les-herbes prend ma défense. Le ton monte. Le garde sentencieux dit à l’agriculteur : « Tu injuries la force publique. Prends garde à toi ! Je vais porter le pet ». Bref il fut question de gendarmes, de plainte en justice de paix… De quoi effrayer un régiment de dragons.

Le soir de ce même jour, comme prévu depuis longtemps, j’entrai au séminaire portant sur mes épaules les malédictions du paysan très en colère auquel Bats-les-herbes avait conseillé : « Tu fais un trou, tu mets ton chat dedans, tu fermes le trou ou c’est moi qui te mets au trou… »

Paul m’avait dit un jour de confidence : « Tu sais, je n’aime pas les « Gnaf ». Dans son langage, ce mot étrange signifiait : les « curés ». Alors, à mon enterrement,  » tu ne marcheras pas devant, mais derrière ». J’ai promis et j’ai tenu ma promesse. 

C’était Bats-les-herbes.  

Mes maîtres

9 décembre 2004