Dans l’effervescence de mes premières années de chasse, autour de mes trente ans, l’amitié de René me permit de distinguer au milieu de multiples rencontres, deux autres chasseurs tissés de la même fibre que lui et moi. Rapidement, une sorte de connivence, voire de complicité, s’instaura entre nous quatre. Un compagnonnage s’établit et dura.
Mes compères, de quelques années mes aînés, étaient tous les trois mariés et pères de famille. Une fois par an, je les recevais à déjeuner avec leurs épouses et j’allais déjeuner chez eux assez souvent. Les joies et les deuils nous réunissaient, mais nous n’étions pas des « intimes ». Nous gardions la juste distance qui sauvegarde la camaraderie. Nous étions associés pour la chasse, le reste en découlait sobrement.
Ce qui nous rapprochait le plus, c’était notre plaisir commun pour les « grandes manœuvres » des trois dernières semaines d’octobre, lorsque les grives traversaient la Saône-et-Loire où elles se soûlaient dans les vignes avant de rejoindre les buissons, les haies épaisses des pâtures et les boqueteaux.
Nous nous fixions rendez-vous, soit au « noyer », soit au « calvaire ». Pour les grandes fêtes, il y avait dérogation : nous prenions le petit déjeuner à la Croix-Blanche. C’était vite fait. Nous étions pressés de rejoindre la borde, la longue haie du mont Peju, le petit bois d’acacias, le chirat à la limite de Saint-Gengoux, la vigne du cerisier, la haie Bravo et la haie « Z »…
Nous avions nos pratiques bien rodées ; « Même punition, même motif » disions-nous, avant d’amorcer un mouvement stratégique et chacun se plaçait à l’endroit convenu d’avance. Nous savions que si, à quatre, nous voulions dans la journée tuer de soixante-dix à quatre-vingt grives, il fallait que deux descendent ou montent assez rapidement haies et rangées de ceps et que les autres se postent sans bouger de place pour que les copains puissent tirer sans appréhension. Aller en bout était une récompense pleine d’émotion. Il s’agirait simplement de choisir ses cibles et de garder son calme. Là aussi, qui veut trop n’a rien ! Et puis, il faut regarder où ça tombe…
Quelle pétarade ! Pauvres oreilles ! Fureur de quelques habitants du pays ! Aboiement des chiens ! Non pas des nôtres, car ils ne venaient pas au festival d’octobre, mais de ceux qui étaient attachés dans les cours de fermes. Les traques duraient de huit heures à environ treize heures. En plus des cartouches, dans nos poches, une pomme pour les « petits creux » de la matinée. Griserie.
Une fois, nous avions décidé d’aller manger à la gargote de Messeugne. Nous débarquons tous les quatre. Nous commandons le plat du jour. La conversation s’engage. Le patron nous demande si nous avons fait bonne chasse. « Oui ! », répond l’un de nous : « Soixante-douze grives ».
Impossible. Pas vrai ! Si ! Non ! Débat ! Pari. « Eh bien, montrez-les, vos grives ! S’il y a le compte, je vous offre le repas. »
René va chercher le cageot dans la voiture, le renverse sur une table inoccupée. On compte : soixante et onze grives et un merle… Jamais merle n’a été plus noir !
« Dans ce cas, vous avez perdu, s’exclama le patron, je ne vous paye pas le repas ».
Nous avons bu, nous avons mangé, nous avons payé et nous ne sommes jamais retournés à Messeugne.
17 décembre 2004
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