Ch. 15 – Le café du coin

Après la « passe » du soir, le rite nous conduisait au café qui, à Villars, faisait l’angle de la 83 et de route de Versailleux. Nous y avions nos habitudes. Le premier arrivé commandait un ou deux pots et attendait les autres qui débarquaient selon l’acuité de leur vision nocturne.

Un soir, j’étais en retard. J’avais cherché en vain un canard tombé dans les joncs.

Il faisait grand froid, la bise soufflait à plein poumons et empêchait l’étang de geler, tant le clapotis était fort. J’étais gelé et le dépit augmentait encore mon hypothermie. Les trois compagnons et deux des satellites attablés à la place habituelle me virent arrivé grelottant.

L’un deux cria à la servante qui s’afférait derrière le comptoir : « Rapidement, un Pernod à l’eau très chaude ! » Ce devait être le remède-miracle qui me sauverait de ma congélation, antichambre d’une pneumonie. Tous les cinq me pressèrent de boire rapidement à grandes gorgées. J’ai cru mourir. Le feu me sortait des yeux, des oreilles, de la bouche. Mon cœur battait comme une comtoise et sonnait le tocsin. Je me suis cru transformé en « bonhomme Thermogène » qui, sur les panneaux dans les vitrines des pharmacies, crachait des flammes. Je suais à grosses gouttes. Je n’étais pas réchauffé mais surchauffé.

Tandis que je revenais à la vie normale, un satellite qui tenait une quincaillerie rue Tabarot à la Croix-Rousse se mit à gémir car il affirmait qu’il ne tuait plus de canards depuis deux mois. Un compagnon lui donna à tout hasard une explication simpliste :

Le quincaillier tend une munition, un autre sort son Opinel et coupe le haut de la cartouche au ras du carton marqué six au crayon fuchsine.

Stupeur. Pas de plombs, mais une double ration de son. Notre ami en effet se servait de son en guise de bourre grasse ! Éclats de rire. Les vitres tremblaient, tant nous nous esclaffions.

Notre ami, rouge de colère, partit sans payer sa part. La honte l’avait saisi.  L’émotion le ravageait. Le trouble l’avait perturbé, lui qui était si généreux et si « partageux ».

Quelques minutes plus tard, en rentrant à Lyon, nous regardions attentivement les bordures de la nationale car, sans le dire, nous redoutions que notre ami ait eu un malaise au volant de sa voiture.

Il refit ses cartouches, tua à nouveau des canards.

Et, moi, je n’ai plus jamais bu un Pernod à l’eau chaude…

Les compagnons

17 décembre 2004