Ch. 7 – Saint-Trivier (Sainte-Olive)

Une fois par an, un « horloger de précision » invitait mon frère Henri – et, par ricochet, son frère l’abbé – à chasser sur ses terres en Dombes.

Son épouse était pieuse, lui pas trop, mais il était classique et laissait se déployer avec bonhomie la tradition religieuse. La chasse commençait donc par la messe à Ars-sur-Formans, là où Jean-Marie Vianney se sanctifia. Dans cette église, je vis pour la première fois une chaire montée sur roulettes ; durant la journée, elle était cachée derrière un pilier. Après la lecture de l’Évangile, le prêtre la poussait jusqu’au milieu de la basilique, montait dans le « benon » et, de là-haut, édifiait le peuple de Dieu par ses commentaires. Quand ils étaient trop longs, les fourmis nous grimpaient dans les jambes. Nous ne devions pas être les seuls car j’ai su depuis que le pasteur était tellement bavard qu’un jour, un paroissien excédé se leva et repoussa la chaire derrière le pilier tandis que le curé continuait son prône. Une révolte populaire !

Après la célébration, nous partions pour Sainte-Olive. L’horloger avait fait bâtir un cabanon rustique sans électricité et sans eau sur l’évier. On ouvrait les fenêtres, on tuait quelques araignées et l’épouse-pieuse déballait un petit-déjeuner succulent et substantiel.

Puis il y avait le départ. Le matin, on « attaquait les perdrix ». L’horloger de précision s’attachait à son chien Toto. Grâce à un système de courroies, de longes, de boucles, de mousquetons, les attelles ceinturaient la taille du maître tandis que Toto chassait à bon vent, cinq ou dix mètres devant.

A l’époque, point de maïs, des chaumes, des betteraves, du sarrasin. Quand le chien frétillait, l’horloger appuyait sur un mousqueton magique et Toto coulait, arrêtait… Les perdrix s’envolaient, nous tirions. Il en tombait souvent une ou deux. Ainsi se passait la matinée. Elle était agrémentée parfois des propos acides de notre hôte qui ne pouvait s’empêcher de dénoncer la loi liberticide qui, pour la première fois de l’Histoire (!), autorisait le fermier à chasser aux mêmes jours et aux mêmes heures que le propriétaire. « Triste époque » sonnait l’horloger.

La « séance perdrix » terminée, nous débarquions au cabanon. L’épouse-pieuse avait préparé gratins crémeux et poulardes dorées : un banquet arrosé du meilleur vin.

Vers quinze heures, Toto, cette fois dételé, faisait voler les faisans dans les bosquets aménagés pour « l’engrainage » et le tir.

A la nuit tombante, on prenait place au bord d’un petit étang. C’est là, je crois, que j’ai tué mon premier canard.

En pleine obscurité, nous rentrions au cabanon où l’épouse-pieuse lisait son livre d’Heures à la lumière d’une lampe Pigeon. La maison était rangée, les volets fermés. Il suffisait de tirer la porte, de se congratuler et de rentrer chacun chez soi.

Une fois, le diable aidant, nous n’avions rien tué de la journée. L’horloger remonté à fond ne nous lâcha pas sur un tel échec qui lui semblait déshonorant. Il insista si fort pour que nous nous rendions à son domicile que mon frère n’osa pas lui résister. Nous l’avons donc suivi jusque chez lui. Là, prestement, il prit une filoche emmanchée sur une longue perche, alla dans la volière du jardin, encapuchonna un énorme coq faisan, l’attacha par les pattes à un crochet fixé dans le mur, lui passa un nœud coulant autour du cou. A l’autre bout de la cordelette pendait un poids de plusieurs kilos. La bête fut vite étranglée. Il la donna à Henri. Je n’avais jamais assisté  à un tel spectacle.

J’étais éberlué, dégoûté. Mais les lois du marché obligent. Mon frère achetait pour l’usine des « cadrans » à l’horloger. Dans mon cœur, j’ai entendu sonner le glas.

Je n’ai jamais revu personne. Henri est mort. Tout le monde est mort. Ils sourient sans doute en lisant par dessus mon épaule mon septième chapitre.

De quelques lieux

27 décembre 2004