La Commission sociale a demandé à Mr l’abbé Christian Montfalcon de rédiger ces propositions pour une vie spirituelle dans le monde de la santé. Ces pages sont le fruit d’une expérience personnelle partagée en Eglise ; elles se veulent une invitation à la réflexion évangélique pour tous ceux qui sont appelés à annoncer, dans le monde de la santé, la Bonne Nouvelle du Christ ressuscité.
Depuis longtemps, mon ministère m’a conduit à fréquenter le monde de la santé. Ainsi, j’ai pu approcher ce qui le constitue et le caractérise. Je ne me suis pas borné aux drames de la vie, aux aspects culturels et aux questions éthiques. J’ai essayé aussi de mesurer ce que représentent, dans un Etat moderne, les données politiques et économiques.
Un constat
A grands traits et avec des risques d’erreurs, je peux décrire ce monde. Il m’est possible d’ajouter ma propre analyse à celles qui ont déjà été élaborées ; mais il y a un seuil que je ne parviens pas à franchir.
Parce que, à divers titres, nous nous reconnaissons partie prenante des mêmes visées, parce que nous avons choisi ou rechoisi des valeurs communes et que nous nous référons à la même axiologie fondamentale, une communication vraie s’établit entre nous et nous pouvons plus facilement dialoguer sur ce qui nous tient à cœur.
Comment dépasser la grandeur d’un humanisme ?
Et pourtant … ! Qu’ai-je fait de plus qu’un païen aux croyances humanistes ? Peut-on parler d’annonce du Christ et d’une proposition de la foi si l’on se contente d’analyser un comportement personnel et sociétaire ? Est-ce « la mission » que de bien faire son travail ou de supporter le mal avec patience ? Est-ce comportement chrétien que la générosité désintéressée ? Qu’y a-t-il donc d’original dans le message que je bredouille ? Qu’est-ce qui fait que c’est tout nouveau en même temps que banal ?
Qu’est-ce qui permet de mieux discerner la vérité qui rend libre, fait battre les cœurs et éclater les déterminismes qui continuent de peser, par le fait du hasard ou de quelques responsabilités collectives, lointaines ou anonymes ?
Je me sens démuni pour proposer le concret d’une vie spirituelle ou d’une aventure de la foi qui assume, d’un même élan, leur vie présente et leur intimité choisie et reconnue avec le Christ vivant. Blessés dans leurs existences s’ils sont soignés, enrichis et apeurés par la richesse de leurs relations s’ils sont soignants, ils assument tant bien que mal le drame qui les interroge. Que vais-je leur dire, non pas pour endormir leur inquiétude mais pour véritablement les consoler ?
Dans tous les sens du terme, leurs vies sont une véritable passion. Vis-à-vis de cette fureur de vivre ou de faire vivre, mes moyens sont courts et dérisoires. La « religion » leur semble si ridicule et tellement anachronique que mes mots sont usés ou vidés avant d’être prononcés.
Une béance s’établit entre eux et moi, croyant. Je n’ose pas leur proposer une folie qui garde raison, une Pâque terrible qui empoigne en même temps leur corps, leur affectivité, leur intelligence et transforme le journalier en intimité avec Dieu, sans rien ajouter et en faisant, pourtant, tout nouveau.
A ceux qui ont déjà quelques habitudes chrétiennes, j’arrive parfois à suggérer des « exercices de piété » ou la célébration des sacrements… mais je redoute que ces actes, même accomplis avec fidélité, restent extrinsèques à leur vie quotidienne…
Avec eux et avec les autres, pratiquement ignorants de Dieu et de l’Eglise, mais en appétit d’absolu, je suis dépourvu pour découvrir les jalons que le Seigneur dispose pour qu’ils s’approchent de son amour qui n’est ni un en-plus, ni un après, ni un ailleurs, mais un ici, un main-tenant, et un autrement.
Je suis certain que le combat de Penouel1 et la Transfiguration du Thabor portent réponse, mais comment la prononcer pour qu’elle soit audible et crédible ? C’est ce que je voudrais suggérer ici.
Une vie spirituelle
A mon mutisme on peut trouver bien des explications… Beaucoup sont importantes mais l’une d’elles est fondamentale : je n’ai à ma disposition que des généralités religieuses qui, pouvant s’appliquer à tous, ne touchent personne.
Tant il est universel, mon discours plane et ne concerne pas. Insuffisamment acculturé, il ne prend pas en compte la vie concrète de ceux à qui je m’adresse précisément. Mon propos n’a pas le goût de leur terroir actuel et ne s’enracine pas dans l’expérience humaine de mes interlocuteurs. Dans le monde de la santé, ils vivent un drame humain si intense que, seule, l’infinie tendresse de Dieu qu’ils discerneraient au fil des jours pourrait les toucher et leur donner vie d’intimité avec le Père. A mon sens, en effet, une vie spirituelle assez élaborée et clairement proposée pourrait seule les étonner puis les satisfaire.
La vie spirituelle a du « caractère ». Elle est riche d’expérience d’une personne qui va, par grâce, tellement au bout d’elle-même qu’elle reçoit de Dieu ce qu’elle désire (cf. Mt 17, 20). Ses racines profondes, puisant à l’intimité de l’être, rencontrent la puissance de Dieu.
La vie spirituelle réunit deux sources : celle de la foi transmise depuis les origines, et celle du monde. Elle est Evangile vécu dans les choses du présent, Bonne Nouvelle spécifiée et typée.
Sa proposition, acclimatée à l’époque et aux lieux culturels, vise juste : ni trop haut, ni trop bas ; elle va droit au cœur. Elle révèle, pour le jour actuel, une démarche possible. Elle est clef de la mission.
Elle n’est point évasion mais lumière bienheureuse pour aujourd’hui. Elle exerce une sorte de séduction et ouvre à une liberté que l’on ne connaissait pas avant de la vivre.
Elle comporte toujours en elle-même une rupture. Ce n’est pas l’homme qui, par ses efforts intellectuels ou sa contemplation, prend d’assaut le Ciel et s’installe en Dieu. Elle est gratuité qui suscite les pauvres de Yahvé.
Elle se présente sans crainte sur le terrain du paganisme, elle ne souffre aucunement de lui être comparée. Elle n’a pas honte car elle développe une réussite de tout l’homme. Par désir d’aimer, l’éthique, chemin de liberté, se greffe en elle.
Lorsqu’elle offre une vie spirituelle, l’Eglise ne parle pas à la légère mais elle fait part de son expérience. Ainsi elle ouvre à un infini dans les deux sens du terme : elle se situe dans la finitude (in-fini) et dévoile un à-venir qui n’a pas de terme.
C’est sans doute ce qu’ont réalisé les grands maîtres de la vie spirituelle. Leurs charismes, certes, ont été d’innover, mais aussi de rassembler et de présenter ce qui se cherchait, ici ou là, dans les communautés chrétiennes de leur époque. Ils ne donnaient pas de preuve mais conseillaient concrètement. Ils racontaient l’Evangile en des mots simples. Ils osaient guider, ayant éprouvé eux-mêmes les démarches et les vicissitudes de la foi confrontée aux aléas de chaque jour.
Ils ont été nombreux pour dire, écrire, proposer à leurs contemporains dont ils partageaient les préoccupations, une introduction à la vie dévote que Mgr François de Sales sut si bien rédiger pour Philotée.
Une relecture à la lumière de l’Evangile
Les soignants et les soignés de toutes sortes ne supportent pas les donneurs de leçons ni les prêcheurs d’occasion. Auprès d’eux les bavards n’ont pas de place, les faux amis aux discours moralisateurs les exaspèrent ; ils n’ont pas la patience de Job.
Même s’ils reconnaissent en leurs visiteurs de véritables compagnons et s’ils les accueillent avec joie, la délicatesse s’impose.
Le moment vient alors de regarder la trace du chemin parcouru et de reconnaître dans le sillon ouvert l’empreinte des pas de ceux qui ont marché ensemble, les uns portant les autres vers le mieux-être (Ga 6, 2).
C’est le temps de l’étonnement et de la nouveauté. Nous sommes passés par là ! nous avons traversé ensemble ! C’est sans doute à cette heure que se situe la proposition spirituelle : relecture dans la foi et attachement main-tenant à Celui qui est sorti pour guérir et sauver les hommes.
Ce n’est pas seulement un cri, ce n’est pas uniquement un partage de vie, mais une sorte de communion où s’exprime le déploiement de la vérité qui se fait en avançant. Alors, les yeux se dessillent, le cœur brûle parce qu’en chemin un prophète de Dieu ouvre les Ecritures (cf.. Lc 24, 32).
« Au risque de la contagion »
A peine sorti de Capharnaüm (Mc 1, 40), Jésus voit un lépreux s’approcher de lui : « Si tu veux, tu peux me guérir. » Au risque de la contagion, Jésus le touche. Si la foule apprend ce geste, il ne pourra pas rentrer dans la ville qu’il aime tant. Son amour pour les marginaux va-t-il le marginaliser lui-même ?
L’homme est touché : il guérit, il rejoint la communauté des vivants. Jésus, lui, reste à l’extérieur.
Cette histoire n’est ni un conte, ni un apologue, elle est geste du Christ. Sa lumière continue d’éclairer aujourd’hui ce qui se vit d’une manière ou d’une autre. Chaque jour, soignants et soignés s’approchent les uns des autres. Ils font Alliance pour empoigner ensemble le drame et tenter de le dépasser. Qu’il s’agisse de guérison sociale, physique ou psychique, nul ne sortira pareil de cette rencontre, personne ne rentrera chez lui comme il en était sorti.
Rejoindre l’autre et faire cause commune avec lui pour faciliter guérison ou réintégration, au risque d’être exclu soi-même : comment s’appelle cette attitude ? Que les censeurs des travailleurs sociaux lavent leurs yeux et discernent avec justice les périls et les angoisses de ce genre de profession. Si les soignants osent reconnaître en Jésus le signe d’amour fou pour les humains, ils pourront découvrir à leur tour une manière d’aimer.
« Tiens-toi là, au milieu »
C’est le jour du Sabbat (Lc 6, 6), la synagogue s’est remplie. Il y a, dans l’assemblée, un homme dont la main droite est sèche. La dextre, celle dont on se sert ordinairement pour saisir ou travailler, celle qui relie aux autres, est paralysée, comme morte.
Jésus participe à la prière. Avec autorité, il s’adresse à l’homme : « Lève-toi et tiens toi là, au milieu ! ». Il recentre celui que son handicap met de côté. Il redonne vigueur, souplesse et sensibilité pour l’altérité et le service d’autrui. Il ne fait pas un geste médical ; il libère un homme. Il redonne vie sociale. La loi est pour lui.
Les pharisiens, et surtout les scribes, s’émeuvent : quelque chose d’important vient de s’accomplir…
Chaque jour, ici ou là, en services hospitaliers ou sociaux, les personnels et les personnes handicapées luttent. Qui osera, le moment venu, relire leurs actions et découvrir avec eux que les études et les soins permettent d’actualiser la parole même du Seigneur : « Lève-toi et tiens-toi là, au milieu ! ». La technique et la science ne relaient pas le miracle mais, en s’appliquant à guérir, elles trouvent source dans le même amour pour l’homme. En être les artisans laboure les cœurs pour la semence et la moisson.
« Ephphata »
Il ne parle que difficilement et il n’entend rien (Mc 7, 32-37). Les circonstances de la vie ont clos cet homme sur lui-même. On l’amène à Jésus qui commande « Ephphata », c’est-à-dire « ouvre-toi ». Le mal lâche son emprise. L’homme prononce. Il articule. Il a la parole et peut préciser le sens de son action.
Le signe est manifeste, il nous atteint encore car, pour qui sait regarder, chaque jour s’accomplit ce signe. Quotidiennement, en effet, tels ou tels de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont murés en eux-mêmes, voient s’ouvrir la brèche de la libération.
Le combat est rude, mais contribuer de toute sa force à cette délivrance, redonner possibilité aux dialogues, n’est-ce pas entrer dans une démarche de création et de salut ?
Il n’est que trop évident que chaque soignant n’a pas d’abord ce genre de motivation. Formé et rétribué pour un service, il s’acharne à guérir quelqu’un qui se confie à lui. Mais qu’est-ce qui empêche qu’en agissant selon son savoir et avec opiniâtreté, il accède à la conscience intérieure du salut ? Y a-t-il opposition ? N’est-ce pas le même acte vécu dans la foi ? Y a-t-il dualisme ? Non, tout est intimement mêlé. Si le divin et l’humain gardent chacun son ordre, ce serait les mutiler et les méconnaître que de les juxtaposer. Depuis Jésus, le Christ, nous reconnaissons que le salut nous est donné par l’humain : le don de Dieu et la force de l’homme se conjuguent.
Lorsque les différents acteurs du monde de la santé vivent la parabole contemporaine de la lutte contre le mal, qui donnera la lumière de Pâques pour expliquer les signes d’aujourd’hui à ceux qui s’interrogent ? (cf. Mc 4, 33)
La longue patience de la guérison
Malgré l’intervention du Christ lui-même, c’est encore tout de travers, la guérison piétine (Mc 8, 22-26).
« Vous irez mieux demain… Avez-vous remarqué les progrès que vous faites ?… Les choses s’arrangent… » Sottes consolations ou lucidité dynamique ?
Entrer dans la lente démarche, vivre le progressif, ne pas désespérer du petit peu mais le découvrir comme une avancée vers le mieux, ne pas s’engluer dans la routine mais recommencer indéfiniment même geste et même démarche, se battre sans relâche contre toutes les confusions aliénantes, faire preuve de patience pour que la netteté apparaisse et que la claire vision s’obtienne : tel est le pain quotidien de ceux qui, ayant connu les atteintes du mal, cheminent vers la pleine disposition d’eux-mêmes.
Le Fils de l’homme a vécu de patience : « Jusques à quand ? » (cf. Mt 17, 17). Parce que soumis au temps et confronté à la liberté d’autrui, l’instantané n’est pas sa règle habituelle ; en tout domaine, le répétitif, accompli avec amour, contribue à la libération. On ne peut laisser tomber, a fortiori quand on aperçoit les lueurs du progrès. Comment abandonner quelqu’un qui confond encore un homme avec un arbre, un humain avec une chose ? L’inlassable recommencement ouvre à la guérison totale. Jésus, attelé à la tâche, « achève » ce qui est commencé. Il fait du temps son allié.
Comme la plupart des récits de miracles, ce passage de l’Evangile projette sa clarté sur les longs détours de la conversion et l’approche de la lumière. Soignants et soignés, sans cesse confrontés à d’imperceptibles progrès, accepteront-ils de recevoir de leur pratique un signe pour leur foi ? Il y a des « petits pas » et beaucoup de rechutes dans l’approche de Dieu.
Pour qui a les yeux ouverts sur la parabole santé dont il est acteur, pour qui sait voir dans la réalité le fondement de la signification, la vie elle-même conforte et apprend à ne pas désespérer des lenteurs. Christ n’est-il pas entré dans cette progression pour que nul ne baisse les bras ?
Le signe de Siloé
Il n’avait pas pu se faire une idée exacte des gens qui l’entouraient, des choses et du monde. Aveugle depuis sa naissance, il ne voyait que par les autres et, de plus, il était réduit à mendier (Jn 9, 1sq.).
En lui demandant une démarche étrange, Jésus lui donne la vue : il l’envoie se laver à la piscine de Siloé « qui veut dire l’Envoyé ». Dans sa chair, il lui fait vivre un « signe » dont les racines puisent dans la symbolique, réalité encore plus vraie que les choses elles-mêmes parce qu’elle lie l’objectivité, la lecture que les hommes en font et l’émotion qu’ils en éprouvent. Le regard rendu, la vie bouleversée, tracasserie en sus, le Christ intervient par un dialogue au sein même de la guérison. « Le Messie, eh bien tu l’as vu ; c’est celui qui te parle ! » Il joint maintenant le témoignage des yeux et de la parole. Comme les Samaritains (Jn 4, 42), ce n’est plus à cause des dires qu’il croit. Le mendiant voit, entend, reconnaît le Fils de Dieu. En donnant une autonomie nouvelle, l’acte de guérir renouvelle liberté et responsabilité.
Chaque jour, au Sud comme au Nord, des hommes et des femmes font, dans leur chair, ou permettent, par leurs services, cette expérience physique, affective, totalisante, de changer de condition. Ce retournement humain désire et appelle « le passant » de Dieu qui dira que le Christ est venu « pour une remise en question » (Jn 9, 39).
Il est évident que soignés et soignants se contentent de la joie de la guérison. La fête de guérir est déjà un tel enthousiasme qu’ils voient rarement au-delà. Ils n’en font pas relecture, ils ne vont pas au fond de la merveille humaine. Quelle Eglise, quelle communauté exprimera, dans un tel moment de jubilation, l’expérience, même modeste, de la foi ? C’est pourtant là que se situerait le vrai dialogue à partir de l’événement. Il n’enlèverait rien, il n’ajouterait rien, il serait fondateur.
« Prends ton grabat et marche »
Comme ces malchanceux submergés de malheur, le paralytique de Bethzatha n’avait personne pour l’aider au bon moment (Jn 5, 7). Faute d’être transporté dans le plus court délai, il attendait depuis trente-huit ans d’être plongé dans l’eau vive. Ses propres forces ne lui suffisaient pas ; tout seul, il n’arrivait que trop tard. D’une certaine manière, il dépendait des autres pour guérir.
Ce récit débute comme une histoire banale, « filmée » au rendez-vous des miséreux, mais ce qui est routine devient événement par la rencontre du Christ et l’efficacité de sa Parole : « Lève-toi, prends ton grabat et marche ».
Avez-vous, anonymes, traînés dans une consultation hospitalière ou avez-vous fait récemment la queue au bureau d’aide sociale ?
Vous êtes-vous laissé interroger jusqu’au fond de vous-mêmes par ces carrefours de la guigne ? Est-ce tellement différent des bords de la piscine de la porte des Brebis ?
Parmi ceux qui fréquentent ces lieux, soit pour chercher un mieux-être, soit pour le proposer, combien, au bon moment, ont-ils entendu raconter en leur langue la rencontre du Christ et d’une personne abandonnée qui traîne son destin ?
Les miracles ne courent pas les rues mais, pour qui écarquille les yeux, les signes sont nombreux… Faut-il encore que quelqu’un les fasse remarquer et leur donne « signification » par la Résurrection. Qui apprendra donc à cette multitude à percevoir et à prévoir, dans le cercle fermé de la tragique dérision, la brèche possible de l’Espérance ?…
Le miraculé de Bethzatha est invité à marcher « en portant son grabat ». Quelle idée ! Pourquoi s’encombrer de cet ustensile maintenant inutile ? Par ce signe, Jésus semble vouloir montrer que, même dans le mal surmonté, les traces du combat passé demeurent. Ce brancard encombre et crée des ennuis ; sans lui pas d’histoire avec les pointilleux de la loi. Serait-ce donc capital que la guérison n’évacue pas les choses de la fragilité ? Là où séjourne habituellement le mal, là surgit la victoire. Ici, le lieu de l’immobilité est associé à la marche. L’homme garde avec lui le souvenir concret de son mal mais, au lieu d’être un handicap, il permet de mesurer le chemin parcouru et de rendre grâce.
Le geste et la Parole
« Ne pleure plus » (Lc 7, 11 sq.), c’est facile à dire. Mais consoler en approchant en vérité la souffrance d’autrui est plus difficile. Cela suppose une détermination. Cela requiert que l’on joigne le geste à la parole. La vraie consolation qui met debout est compromission. Celui qui dit et ne fait rien n’est pas crédible, ce n’est qu’un bavard !
Quand Jésus rencontre la désolation maximum : la mort d’un fils unique d’une veuve, le « Ne pleure plus » appelle : « Jeune homme, je te l’ordonne : réveille-toi. »
Dire et faire ! La parole et le geste : l’un se lie à l’autre et lui donne sens ou plénitude d’efficacité.
Dans le monde de la santé, l’irréversible tient le devant de la scène. Tous le fréquentent. La mort n’est pas un mot… L’échec existe. Devant l’inexorable, beaucoup de soignants ou de visiteurs ont la tentation de fuir.
Dire, balbutier quelques phrases, passe encore… Mais quoi faire quand précisément la partie est totalement perdue ? Où est alors l’efficacité ? Quel geste joindre à la parole pour détruire la spirale du malheur ?
Pourtant, l’efficacité est encore possible. La guérison ne se produira peut-être pas, le cas social ne trouvera pas un dénouement heureux mais, par la relation, le regard, la présence, elle se faufilera dans le compact de la détresse. Quand l’homme est vraiment « en-visagé », quelque chose bouge, un réveil se produit. L’inéluctable arrive certes, mais autrement. Le tragique de l’échec ne s’estompe pas mais le cercle infernal se desserre, la mort devient humaine.
Le geste se joint à la parole dans le face-à-face des personnes, mais il peut aussi être le fait de l’institution. En engendrant une symbolique vigoureuse, les institutions sanitaires et sociales produisent une efficacité. Que vaudrait une nation qui ne s’organise pas et ne mobilise pas de capitaux pour donne chance au sein du drame ? Un tel pays serait-il humain ? Si l’on réfléchit bien, n’est-ce pas d’abord dans le signe désintéressé que se situe un appel à se réveiller et à prendre la parole ? Faut-il encore que le symbole soit lourd de compétence et d’accueil.
Une société sans aucun établissement hospitalier ou sans service social, en évacuant ces symboles, vraisemblablement aussi importants que les services rendus, ne lutterait plus contre les déterminismes. L’Etat serait disqualifié pour inhumanité.
Face au mal, une parole sans aucun geste abuse et désespère. Elle leurre et amplifie la dérision.
Pour être différent du significatif « Réveille-toi » ordonné par Jésus, l’efficacité du monde de la santé emprunte à la même logique : le geste-joint-à-la-parole. D’ailleurs, même dans les difficultés ou dans l’ambiguïté, il ne reste que cette solution aux soignants, s’ils ne veulent pas être rongés par la peur et s’évader à tout prix, la mort aux trousses.
L’annonce de l’Evangile
Certes, il ne s’agit pas d’utiliser l’Evangile et de faire un concordisme affreux. Alors, pourquoi avoir si longtemps raconté les miracles de guérison qui ne se comprennent complètement qu’à la lumière de la Résurrection ? Pourquoi redire ce que beaucoup savent avec cœur et compétence sinon pour exprimer que seul l’Evangile partagé au sein de la réalité humaine donnera force et vigueur à la mission ? « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile » (1Co 9, 16) ; le recrutement est en sus !
Seul le Christ que présentent les chrétiens en Eglise sera lumière bouleversante, pourvu qu’ils le disent de l’intérieur, non seulement avec les mots de tous les jours mais dans les événements importants, voire capitaux de l’existence.
Il est un des lieux où, sans tricherie possible, les humains expérimentent, dans leur être tout entier, leur condition. Il semble que, confrontés au mal et gravement touchés par lui, ils découvrent, dans ce combat de Penouel, qu’ils ne sont pas Dieu. La précarité est leur lot. La mort chemine avec eux et en eux.
Le monde de la santé est un des principaux carrefours d’humanité où, même dans les mensonges, s’essaie la vérité. Ici, l’homme est tout à la fois mis en question et mis à la question. Il est sommé de répondre. Alors, non sans grandeur, il avoue sa faiblesse.
Que les chrétiens soient présents ici pour dire le Seigneur de l’Evangile semble une des priorités de l’Eglise. S’ils ne sont pas là avec tout leur cœur et leur intelligence, s’ils sont réduits au silence faute de vivre du Christ, s’ils ne sont ni visibles ni repérables, si leur présence n’a pas de dimension collective et cohérente, où seront-ils ? Camperont-ils où s’amortit le cri des révoltes et des souffrances, ou là où s’amuse le monde ?
Certes, si ceux qui font profession de foi se taisent, « alors les pierres crieront » (Lc 19, 40), car Dieu ne pourra pas abandonner son peuple dans le même combat qui a meurtri son Fils jusqu’à la mort.
La métaphore vivante
Les partenaires du monde de la santé réalisent ensemble une sorte de métaphore vivante. Bien souvent leur dialogue et leur articulation s’expriment en affrontements. Et pourtant, ils ne peuvent se passer les uns des autres : soins et souffrances s’appellent. Les hommes souffrants et les hommes soignants sont unis pour réaliser quelque chose de grand qui n’existe que si tout est fait pour chaque personne.
Ils mettent en scène un drame dont la définition dépasse sans cesse le cadre de ce qui peut se cerner et se discerner. Liés les uns aux autres par une alliance tacite et une solidarité de vie, ils constituent un ensemble diversifié mais cohérent. S’ils s’opposent et même s’ils luttent entre eux c’est, en définitive, pour faire cesser un dysfonctionnement et promouvoir un mieux-être, c’est pour sauver l’honneur de l’homme.
Pour parler de ce « tout aux mille visages », on se sert de comparaisons, on emploie des mots qui ne sont pas propres aux cas des soignés et aux thérapeutiques des soignants. Ces termes expliquent, suggèrent, développent, mais ils sont plus qu’image ou manière de parler ; ils approchent et fondent une réalité que « les acteurs » non seulement n’épuisent pas mais font fructifier.
Métaphore vivante, pour emprunter le terme de Paul Ricœur, ils sont également symboles : leurs rapprochements donnent sens, leur existence figure et dynamise, leur projet provoque.
Parce qu’ils sont métaphore et symbole en pleine vie, ils peuvent être parabole pour une société, pour une nation. Reste à la déchiffrer, à la comprendre, à la saisir, comme une proposition permanente qui plaide pour l’homme et sa grandeur. Protestation durable contre le destin qui frappe aveuglément : « On fera tout pour vous remettre sur pied. »
Le soignants et les administratifs, éparpillés en de multiples tâches, connaissent la difficulté d’avoir une vue d’ensemble et de comprendre qu’ils concourent à un tout métaphysique et symbolique.
Disjoints par la maladie ou l’éclatement sociétaire, les soignés ont tendance à ne voir que leur cas, tant, légitimement, ils veulent sauver leur peau. Ce n’est que progressivement que quelques uns se découvrent solidaires de ceux qui sont battus par l’existence.
Une des tâches des communautés chrétiennes vivantes est de connaître et de relier, de faire prendre conscience des liens vitaux unissant ce vaste corps qui n’existe pas seulement pour lui-même mais pour le peuple dont il est l’image et une invitation permanente.
Cependant, les chrétiens n’auraient fait qu’une tâche nécessaire mais pas suffisante si, à cette lecture, ils ne joignaient pas la démarche de la foi. Puisant en la tradition vivante de l’Evangile, ils lisent et racontent la métaphore et la parabole santé avec l’aide de l’Esprit Saint qui leur suggère pour aujourd’hui le message du Christ Jésus, valable pour tous les temps (Jn 16, 26).
Cela suppose une vie spirituelle « acculturée » à un monde déterminé. Ce qui est vécu dans le monde de la santé touche immédiatement à l’essence même de l’humanité : la relation avec le mal, la mort, l’absolu. Comment demeurer identique dans le changement produit par le traumatisme physique, psychique ou social ? Comment ne pas laisser dissoudre sa personnalité par le choc des événements qui frappent de plein fouet l’être humain ?
Parce que le drame est profond, il ne peut être atteint et mis à jour que par le récit inlassable. Les malades racontent, les soignants racontent, les familles racontent, tous ont besoin de verbaliser, même malhabilement, le tragique de l’existence.
Ici, pour vivre, on est obligé de parler et de faire communauté narrative2. Nécessaire pour demeurer debout, voire vivant, elle porte en elle-même un avenir insoupçonné pour ceux qui en sont les acteurs.
Comme les symboles, la parole doit circuler ; elle n’est pas seulement pétition, mais re-vision, pour aujourd’hui, de l’histoire même du Fils de l’homme.
Dans cette communauté soudée par l’événement raconté, peut surgir la Parole qui est venue dans le monde pour donner lumière et faire Vérité… Et si la personne même de Jésus nous disait quelque chose d’indispensable pour la plénitude de la vie de l’homme ?
« Tu seras comme Dieu »
Dans les institutions scientifiques et dans les facultés de médecine, des chercheurs et leurs collaborateurs s’efforcent souvent, à longueur de vie, de pénétrer les secrets de la nature et de mieux comprendre le processus de la vie humaine. Une passion les anime : connaître. Les pourquoi et les comment aiguillonnent leurs travaux. A l’intérêt scientifique de la recherche, beaucoup dans le monde de la santé, joignent le véritable désir de mieux « savoir » pour mieux lutter contre toutes les agressions pathologiques.
Avez-vous quelquefois rencontré les responsables de ces laboratoires où tous cherchent à « maîtriser » les fléaux qui frappent l’homme ?
Certes, il peut y avoir un vertige de la connaissance. C’est là que se situe parfois la tentation d’être comme Dieu et de tenir le monde dans sa main. Mais écarter l’ignorance et faire triompher l’intelligence sont aussi stimulés par le véritable désir de libérer l’homme des déterminismes naturels qui le broient. Dans cet enfouissement, s’affirme ainsi une certaine maîtrise pour l’homme.
La rigueur de la recherche et les difficultés de toutes sortes appellent à une austérité de vie, à une polarisation de l’intérêt. Peu de ces « savants » s’ingénient, appâtés par le gain…3. Beaucoup travaillent avec acharnement pour un service de l’humanité. Quelques uns y vouent, d’une certaine manière, leur temps.
Même dans les pires conditions ou dans une ambiance de rivalité, par un effort extraordinaire de l’intelligence, ils approchent avec fièvre et angoisse le mystère profond de la connaissance. Pour un grand nombre, il s’agit moins de dominer les phénomènes naturels que d’entrer en connivence avec la création pour l’apprivoiser et lui faire donner toutes ses possibilités. Il y a là un apprentissage de la modestie et du silence. A moins de démesure, la grandeur du savant est l’humilité.
Ce travail obscur, ce long cheminement avant de découvrir et de publier demandent une ascèse profonde. En plus des résultats mis à la disposition de l’humanité pour favoriser un progrès scientifique, la réflexion épistémologique ajoute, pour quelques uns, une manière de se resituer dans un ensemble philosophique. Peut-être ne comprenons-nous pas assez que la science ouvre un nouveau rapport entre nature et culture.
Dans cet univers de la recherche, quelques chrétiens sont mêlés à beaucoup d’hommes et de femmes non seulement passionnés pour leur métier mais aussi pour l’homme. Qui leur apprendra à relire dans la foi et, éventuellement , à partager cet effort pour connaître de l’intérieur la nature des choses et participer ainsi à la création permanente de Dieu ? Ce travail rigoureux n’est-il pas aussi semence de contemplation et d’offrande ?
Qui dira également que ce labeur acharné, souvent obscur, qu’un seul petit groupe réussira, servira à des multitudes d’hommes ? N’y a-t-il pas beaucoup de désintéressement et d’amour à vivre sans compétition jalouse ?
Encore plus qu’une déontologie, une éthique s’impose en ce domaine si proche du combat pour l’homme.
Qui osera dire que le Christ, Parole éternelle, ouvre les intelligences au maximum de leur possibilité ? Qui osera montrer que Jésus, par son Incarnation, révèle que Dieu n’entre pas en concurrence avec le monde mais qu’il l’aime constamment et le fait exister en associant les hommes à son dynamisme créateur ? Il les passionne pour qu’ils fassent réussir ce qu’ils portent de plus grand en eux-mêmes.
L’homme « en-visagé »
Parce qu’il est lieu du sursaut pour l’homme, le monde de la santé suscite un dévoilement du cœur et un déploiement de l’intelligence. Il engendre une sorte de mobilisation pour la cause de l’homme.
Le monde de la santé est le contraire d’un monde clos. Il est ouvert à tous et à tout. Tout s’y passe, tout s’y rencontre.
Pour celui pu celle qui sait déjà ou qui apprend à découvrir la vie humaine et sa requête de bonheur, tout en soignant, il ouvre son cœur à 180 degrés.
Quand permanences et consultations prennent fin, quand le service terminé, on peut remettre ses habits civils, beaucoup découvrent l’impact et la trace que le travail a laissés aussi bien dans le cœur, le psychisme que l’affectivité.
Sans tomber dans une fusion maladive, quand on ose se laisser atteindre par ce que l’on a entendu, reçu, débrouillé, touché, alors peut commencer, pour le chrétien, la prière sur le monde : « Et Jésus eut pitié de cette foule » (Mt 9, 36).
Dans le service des malades ou des clients, le visage d’autrui, le véritable face-à-face, révèle le fondement même de l’altérité. Il est d’abord une inquiétude. Qui est cet autre dont les traits ne me disent rien ou que je reconnais ?
Le visage personnalise ; le visage, c’est la face et non la surface ; le visage découvert ne porte pas de masque, il est nudité ; c’est le lieu du vis-à-vis.
« La face n’est visage que dans le face-à-face » (Jacques Derrida).
Regarder face à face, c’est oser soutenir un regard ; c’est à la fois prendre de la distance et en même temps fixer, jeter les yeux ou tenter de pénétrer et de rejoindre le secret de l’autre.
Regarder un visage, « en-visager », c’est déjà reconnaître comme insaisissable et proche le mystère d’autrui.
Le visage trahit ce que l’on est, il ne livre pas le secret, il suggère la personnalité, il laisse le champ à la liberté de donner et de recevoir.
Quelqu’un qui reste impassible est frustrant parce que, pour finir, on ne sait plus qui l’on est soi-même !
Le visage, d’après Emmanuel Lévinas, serait « le nom propre » de chaque personne en relation avec les autres. Il n’est pas un signe, il est l’Homme comme Yahvé est Dieu, mais il est l’homme reconnaissable et reconnu.
Chez les Grecs, l’esclave était aprosopos, c’est-à-dire celui qui n’a pas de visage… Il n’était pas un homme. Le visage n’exprime pas seulement une connaissance mais un type de relation d’égal à égal.
Le visage est présent dans son refus d’être contenu. L’altérité de l’autre attire sans jamais assouvir. Chercher à mieux connaître dans l’espoir de réduire la distance affirme l’autre comme inaccessible. C’est là que surgit la tentation de tuer car, pour prendre le visage de l’autre ou le réduire, il faut l’avoir chosifié, c’est-à-dire lui avoir fermé les yeux.
La présence d’autrui appelle l’incomplétude. Le regard de l’autre ne comble pas, mais creuse.
Face à autrui, je ne peux que parler ou tuer (cf. Emmanuel Lévinas), mais en même temps que ce visage m’inquiète, me fascine, m’interroge, autrui m’oppose l’infini de son secret.
Voir un visage, c’est déjà entendre : « Tu ne tueras point » ou alors, si je me laisse saisir par la tentation de tuer, c’est que je refuse la question que l’autre me pose par sa seule existence4.
Le visage se révèle dans sa nudité et sa faiblesse. Il demande un accueil et m’invite à une relation de non-pouvoir. Un visage qui se livre suscite une réponse, engendre la responsabilité, celle de la consolation.
Il n’y a pas de soins sans proximité, et la déshérence appelle la consolation qui est principe de vie.
Ces sortes de dialogues entraînent en des sentiers qui ne mènent apparemment nulle part. Ils font parcourir des zones désolées où l’enchevêtrement inextricable du malheur et du pire fait souffrir les yeux, les consciences et les cœurs… Et pourtant, il faut s’arrêter en ce désert et y établir, au moins pour un temps, sa position.
Le monde de la santé est une « métaphore vive » parce qu’il est dans son essence tissu relationnel où se révèlent les personnes ; en se dévoilant, en livrant leur secret, elles s’affirment et se structurent. Si les hôpitaux et les services sociaux veulent garder leur spécificité, ils seront habités par des comportements responsables, fruits de la relation des soignants et des soignés. Ces manières d’être mettront au monde de fragiles démarches où se mêle aux enjeux complexes des sociétés la liberté sans cesse croissante des individus.
C’est à ce lieu culturellement structurant que peuvent se greffer la fraternité et la charité . Là, en effet, le soignant, exposé à l’accusation d’autrui, est responsable sans culpabilité, « il est frère malgré son étrangeté » (Emmanuel Lévinas). De la lignée d’Abraham et non celle d’Ulysse, il s’avance déjà vers un pays où il n’est point né et dont les cartes ne sont pas dressées… Elles ne le seront jamais !
La transcendance perce dans le geste des hommes, la charité effleure dans l’approche de celui qui tend la main, l’espérance apparaît en filigrane dans la lutte sans trêve contre la mort. La foi, elle, illumine les yeux et donne accès au cœur car rien n’est automatique. Au sein de cette action partagée, l’alliance de vie soignants-soignés ne nous raconte Dieu que si Christ, Parole éternelle et icône du Père, nous touche et nous dit la rencontre de son Père et de l’homme, que si les communautés de la foi s’efforcent de dessiller les yeux pour reconnaître et proclamer que Dieu s’est approché de l’homme pour le guérir et le sauver (cf. Médecine de l’homme, n° 139, mai juin 1982).
Ces considérations, à la limite de la philosophie et de la mystique, nous permettent d’entrer encore mieux en intimité avec tout le courant spirituel de la contemplation de la face de Dieu. L’homme n’est pas Dieu, et même s’il y a des liens entre Créateur et créature, cela suppose le don de la foi, non pas pour assimiler l’un à l’autre, mais pour que le visage de l’homme nous dise quelque chose du visage de Dieu et que le Christ, face du Père dans le temps, nous parle de l’homme transfiguré jusque dans la misère la plus noire.
« L’impasse devient passage »
Le mal existe, il est plus que le mal-heur, la mal-adie, et le mal-éfice.
Les hommes ne l’ont pas maîtrisé ; il est massif, déployé, permanent, menaçant, malin, si bien qu’avec Jean Nabert on peut penser que le mal est la question suprême5, celle qui laisse sans illusion, celle qui laisse sans sommeil, ni rêve, ni trêve, celle qui met, sans tricherie possible, l’homme à sa place, là il reconnaît qu’il n’est pas Dieu.
Provocant, il suscite le combat personnel et collectif de l’humanité et de chaque être humain. Le résultat en est incertain et nous ne sommes pas forcément les plus forts. Ici se prend la véritable mesure ou démesure ; il nous oblige à poser la question lancinante : qui sommes-nous ?
Le mal est actif dans la métaphore vivante du monde de la santé. C’est pour cela qu’il est le lieu de combat de l’homme où se pose la question de son être, de sa finitude et de son infini.
L’homme rassemble toutes ses possibilités pour lutter ; l’intelligence, la technique, la solidarité, l’amour se joignent pour le « corps à corps » en vue de la victoire.
L’important n’est pas de vaincre le mal, mais de ne pas en prendre son parti, ni seul ni avec les autres hommes. Refuser l’inexorable, c’est sans doute le sursaut du Salut : Dieu seul peut nous en libérer totalement en nous le faisant traverser dans la mort.
Oui, dans ce combat contre le mal, Dieu s’engage et Il prend-parti-pour-l’homme. Déjà dans l’Ancien testament, le Tout-Puissant sortait avec son peuple. Quand les temps furent venus, en se révélant à l’homme par son Christ, Jésus, Fils de Marie, Dieu proclame qu’il ne sort pas seulement avec les siens mais qu’il est dans leur camp pour toujours. Il a fait Alliance éternelle ; jamais plus rien n’est perdu ; le mal et ses sous-traitants : le péché, la mort et la maladie ne sont pas clos à jamais ; à travers eux peut se frayer un passage.
Oui, en Jésus et par lui, l’impasse est devenue passage, selon l’expression de M. Paul Bony.
Sous la poussée de Jésus, le mur du fond est tombé :
Parce que Jésus est vraiment de notre race, il s’affronte au mal, et celui-là l’atteint au plus profond de son corps.
Revenant du désert où il avait été tenté sur le sens même de sa mission, Jésus est à Capharnaüm. Comme c’est le jour du Sabbat, avec ses disciples, il va à la synagogue. Parmi le peuple rassemblé, il y avait un homme sous l’emprise du Malin. Quand il vit venir Jésus, il vociféra : « Moi je te connais, tu es le Fils de Dieu et tu viens pour nous perdre » cf. Mc 1, 21 sq.). Les adversaires se toisent, le Malin et le Messie se regardent dans les yeux, et Jésus proclame avec autorité : « Tais-toi et sors d’ici ! ». Le démon desserre son emprise et l’homme revient à lui-même ; il est libéré.
Le diable lâche prise mais il n’est pas vaincu. Les rendez-vous seront fixés. La lutte entre lui et Jésus sera totale. Les forces du mal sont aux aguets ; tous les coups seront bons…
Le Malin ne désarmera pas parce que Jésus n’a pas voulu pactiser avec lui dans le désert. Pourtant, à eux deux, ils auraient été les plus forts ; ils auraient séduits les hommes et dominé le monde.
Tant pis pour lui ; le mal se déchaînera et conduira Jésus jusqu’à l’extrême abandon de la croix. Tout se passe comme si les forces du Mauvais étaient les plus fortes.
Jésus est réduit. Attaché des quatre membres, il ne peut plus se défendre. Apparemment plus rien à faire ; son avenir est fermé !
Mais si ! Alors qu’il ne lui reste plus que la parole, dans sa dernière lucidité, avant la mort, Jésus s’adresse à sa Mère et à Jean pour les confier l’un à l’autre. Tandis que le mal est en train de gagner, Jésus, en créant une filiation et une fraternité nouvelles, en suggérant une communauté d’amour, ouvre une brèche dans l’opacité du mal qui commence à régner.
« Vraiment cet homme est le Fils de Dieu », car, dans l’ultime combat, alors qu’il est presque terrassé, il ensemence déjà la victoire de Pâques en suscitant la charité communautaire. Au seuil de l’inéluctable, il fait encore reculer le mal.
Cette longue histoire de Dieu qui, par son Fils Jésus, fait Alliance avec les hommes pour les libérer et les mettre debout, c’est vraiment ce qui se passe tout au long des journées dans les hôpitaux et les services sociaux.
Ceux qui travaillent là sont les volontaires de la lutte contre le mal, et le dérisoire de leur combat ne peut se compenser que par la fraternité qu’ils font naître et par le symbole qu’ils représentent.
Si, ici, les chrétiens ne partagent pas avec tous cette même empoignade, s’ils ne savent pas discerner le Malin, ils ne peuvent pas annoncer le Christ, ami des hommes et victorieux du mal.
La mendicité réciproque
En 1982, la mendicité est interdite et les mendiants peu reconnus. Le poids socioculturel a rendu ces termes vraiment péjoratifs et il est même recommandé de ne pas les employer si l’on veut faire sérieux !
Et pourtant, si l’on se détache de la sordidité et de ses images, il y a dans le mendiant un aspect grandissime. Il se connaît et reconnaît ce qui lui manque pour vivre. Il prend sa vie en main et tend la main pour demander ce qui lui est nécessaire pour durer dans l’existence. Il ne reste pas figé dans le manque ; il s’avance et risque le refus mais, en prenant liberté de demander, il sollicite la liberté d’autrui… Veux-tu me donner ce dont j’ai besoin !
C’est une manière de dire que l’autre est indispensable pour la vie et qu’en l’état où se trouve le mendiant, il ne peut plus s’en sortir seul. En réclamant, il se grandit et fait honneur à celui qu’il juge pouvoir le combler. « Je reconnais que tu peux m’aider et n’en ai nulle honte car l’aventure humaine est collective. En me donnant ce que je te demande, tu exerces ta liberté, tu entres dans la fraternité et, sans doute, tu te grandis toi-même.»
Peut-être que, dans un certain sens, la mendicité est réciproque et que celui qui donne reçoit plus que celui qui demande.
Dans l’Evangile il y a une scène où Jésus se fait mendiant : « Donne-moi à boire » (Jn 4, 1 sq.). Et c’est la Samaritaine qui reçoit le plus et se trouve bouleversée par le don qu’elle a fait.
Dans notre temps, dans la plus part des cas, aussi bien dans le service social que dans les services sanitaires, soigner se réalise avec l’autre qui s’approche, qui se livre, qui se délivre, qui agresse, qui se défend.
C’est une démarche : l’un sort de chez soi, l’autre est là pour l’accueillir. Le soigné, en appelant le soignant à la responsabilité, instaure sa liberté ; en demandant que la sienne soit restaurée, il rend ce qu’il demande, il paie en retour, il valorise l’autre. Ils se mettent debout ensemble, ils s’appellent mutuellement au meilleur, ils d’édifient en commun.
Le monde de la santé est un lieu de réciprocité parce que ,ici, se rencontrent et s’engagent des hommes et des femmes qui, quoi qu’ils en pensent, se soignent en soignant les autres, tentent de se guérir en guérissant les autres, meurent eux-mêmes en tenant la main des moribonds, se mettent au monde en tirant les enfants du sein de leur mère.
L’hôpital et le service social ne sont pas neutres : ils libèrent le sens de l’homme que nous portons en chacun de nous. Lieux de mendicité, donc lieux de quête, ils fascinent et passionnent.
Sans doute, l’ambiguïté est grande, mais dans ce monde on ne fait pas l’économie et, sous peine de devenir inhumain, il vaut mieux la vivre que de s’en protéger à l’excès. Quand François d’Assise, en créant un ordre mendiant, a restauré en son siècle dame Pauvreté, les miséreux ne manquaient pas et ce ne fut pas pour eux une insulte. Quand les Hôtels-Dieu se dressèrent au sein des villes, ceux qui les bâtirent n’avaient pas seulement un but politique et philanthropique ; ils donnaient asile et hospitalité au Corps du Christ souffrant et misérable.
Peut-on, à notre époque, faire l’expérience de soigner et d’être soigné sans la fonder dans la pauvreté ?
« La faillite »
Tout le début de cet article peut désemparer. Décrire avec trop de rigueur serait sans doute réducteur. Vivre la métaphore c’est entrer dans un flou, peut-être irrationnel mais raisonnable quand il s’agit de l’homme.
Le monde de la santé touche à un niveau de profondeur difficile à mettre en équation. En exposant l’homme, il tente de tenir compte de tout ce qui le constitue somptueux et sordide, lumière et ténèbres.
Chacun de nous vit sur le mode de présence et d’absence. Nous connaissons à la fois la plénitude et le manque. L’un engendre l’autre et peut-être que la dynamique de nos existences est sous-tendue par la dialectique de ces deux pôles. Nul n’échappe à l’expérience de la faille :
Ce vide vertigineux sur terre, nul ne le comble. Il fait partie du pèlerinage et peut-être en est le moteur. Il est inhérent à notre nature ; pour une part, il fait vivre.
La présence de Dieu, la foi vécue intensément non seulement ne suffisent pas à apaiser mais suscitent un appétit plus grand.
L’amour humain le plus chaleureux et le plus dynamique laisse encore une « béance ». L’unité de soi la mieux réussie n’est pas monolithique. La faille, non seulement il faut la supporter mais il faut l’accueillir avec joie car elle invite au dépassement.
Ce désert de l’être appelle la source…
Mais voilà, il y a des jours où cette faille bénéfique s’enflamme, devient malade, enfle et fait souffrir. Comme on prend une maladie se déclare la faillite ; on a une faill-ite, comme on a une appendic-ite, une traché-ite, une méning-ite. En quoi consiste donc ce mal étrange, aussi bien corporel que psychique ou social ? On ne peut souvent pas le décrire. Tout se passe comme si cet élément naturel, inhérent à notre être, quittait ses justes proportions. Elle ne joue plus son rôle bienfaisant et d’appel à autrui. Elle devient le tout et ferme l’horizon.
Le désir d’infini engendré par l’incomplétude bascule et devient angoisse. La faille nous mange de l’intérieur ; elle nous avale, et l’on ne pense plus qu’à sa douleur. D’un seul coup nous sommes fascinés par cette absence, nous sommes vidés par l’expérience du vide.
Le mal même devient séduction, et plus personne, plus rien ne semble pouvoir nous en délivrer. La faillite devient attirante, on y consent pour en finir.
La chirurgie, la médecine n’y peuvent presque rien, sinon rien du tout. Les techniques psychologiques et les sciences humaines sont ramenées à leur modestie.
Il y a beaucoup de personnes qui sont atteintes par ce mal d’être. Inlassablement, elles cherchent un apaisement, elles peuplent les consultations… Leur souffrance est terrible et innommable.
Beaucoup de soignants sont agressés parce que la faillite d’autrui est contagieuse. Elle fait parfois saigner leur propre faille. Mais, dans cet accueil, s’ouvre le temps de la patience.
Ce vide est aussi un espace où l’Esprit de Dieu peut habiter et donner souffle nouveau. Dans le cœur de tout homme confronté à la faillite peut naître un nouveau type de présence de Dieu… Ce n’est pas un droit ; c’est une grâce. Paradoxalement, cette béance constitue parfois le trône de Dieu ; ce manque radical et parfois douloureux appelle le Seigneur des Seigneurs.
Qui dira, dans cette métaphore vécue chaque jour, que cette approche bouleversante est aussi temps de semailles pour des moissons dont on ne connaît pas encore l’époque ?
« La cicatrice »
L’humain est vulnérable, c’est-à-dire sujet à la blessure. Que l’on permette une anecdote.
Je me souviens fort bien, c’était le 11 novembre 1938, mon voisin me dit : « Regarde petit ! » et relevant le bas de son pantalon, il me montra une énorme balafre, « une belle cicatrice ». A Verdun, un éclat d’obus avait arraché une partie de son mollet droit.
Heureux d’avoir échappé à cette tourmente insensée, il montrait sa mutilation comme un trophée. Elle était, pour lui, tout à la fois signe de la gloire, trace de la lutte opiniâtre et conclusion de la bataille victorieuse. C’était une sorte de triomphe :
Pour lui, sa cicatrice n’était pas une balafre hideuse et déformante, mais un signe de victoire. Cette trace dans sa chair vive témoignait qu’il avait échappé à une mort atroce.
Les autres l’avaient tiré de ce mauvais pas ! Ils avaient ouvert une brèche dans le mur de la « mort certaine ».
Dans les hôpitaux et cliniques, beaucoup d’hommes montrent à leurs visiteurs leurs cicatrices comme des signes de la mort vaincue, de la vie triomphante, de la santé dominant la maladie.
Les « opérés » ne sont pas diserts, mais pour exprimer leur guérison, ils disent simplement : « Ils ont bien travaillé ! » Tout guillerets, ils repartent guéris, portant dans leur corps la trace indélébile de leurs souffrances, de leurs luttes et de leurs surgissements. Ils n’oublient ni les mauvais jours ni les nuits lancinantes ; ils ne les ont pas oubliés mais ceux-ci sont dépassés et transformés. Leur corps témoigne en même temps – et par la même cicatrice – du mauvais et du bon, de la souffrance et de l’apaisement, de la faiblesse et de la force.
Tout cela peut sembler bien banal, et pourtant :
Même déformante, la cicatrice est toujours un signe de victoire . Si elle ne se forme pas, une plaie ouverte demeure et, par elle, s’écoule la vie : « elle donne ». De cette fistule peut surgir la mort enveloppante.
Trace de fragilité, parfois lieu de sensibilité, la cicatrice affirme que l’on a pris son autonomie, que l’on a souffert, que l’on s’en est sorti du côté de la lumière.
Jésus dit : « Regardez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ! » (Luc 24, 39). « Avance ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main en enfonce-la dans mon côté, cesse d’être incrédule et deviens un homme de foi. ». Thomas lui répondit : « Mon Seigneur et mon Dieu » (Jn 20, 27-28).
Le Fils de Dieu, Jésus, le Christ, en se faisant homme a porté cicatrice dans sa chair. Rupture, souffrance, haine sont inscrites dans son corps de gloire, et la victoire de Pâques n’en a pas effacé les traces. Oui, c’est le même Jésus qui a vécu parmi nous et qui est ressuscité. En définitive, la cicatrice renvoie toujours au matin de Pâques, sans nier le Prétoire et le Golgotha.
Dans tout notre corps, nous portons la trace de nos luttes, de nos accidents de parcours, de nos chutes, de nos souffrances. Mais parce que nous sommes vivants, nous portons la cicatrice de la guérison.
Dans tout notre être humain, nous portons les signes de notre misère, de nos faiblesses, mais nous portons la cicatrice du pardon, signe que la tendresse ferme toute plaie et oriente vers la joie de vivre.
… Et Jésus, bon Samaritain de l’homme, « s’approcha, banda ses plaies et y versant de l’huile et du vin » (Lc 10, 34)
On n’efface pas une cicatrice, mais au lieu de rappeler le temps de la souffrance et de la blessure, elle clame pour qui sait entendre, naissance et guérison. « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5).
L’honneur du monde de la santé est d’aider à la formation des « cicatrices » non seulement dans le corps mais aussi dans les consciences et dans le psychisme.
Lorsque l’on est soignant et que l’on ose contempler, la foi permet de passer à un autre registre car c’est vrai qu’il n’y a pas de continuité absolue entre vie spirituelle et expérience humaine, mais il y a terrain commun.
La méditation sur la cicatrice permet de mieux comprendre que la perfection pour l’homme ce n’est pas d’être parfait mais d’être guéri, voire pardonné.
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On pourrait multiplier la description des aspects de la métaphore qui n’est pas ici une figure de style mais la vie des hommes. Vico appelait la métaphore un « mythe en action »… Avait-il raison, avait il tort ? Que voulait-il dire ? C’est difficile à savoir ! mais il est vrai que le monde de la santé a, pour tous ceux qui le voient, l’organisent ou le visitent, la puissance extraordinaire d’un mythe, et nous savons tous le dynamisme créateur que suscite l’imaginaire quand il puise directement au sein même de la souffrance, de la vie et de la mort.
L’emprunt du terme « métaphore vive » veut signifier cette espèce de bouillonnement où se trouvent mêlées les différentes forces, parfois aveugles, qui échafaudent l’homme.
Le monde de la santé est un lieu de chair et de sang où naît, se fortifie, se restaure ou se détruit l’homme. Ceux qui en sont les clients chroniques le savent très profondément ; ceux qui en sont, à différents titres, les travailleurs n’osent parfois pas se l’avouer car ils en seraient bouleversés. Et pourtant, si l’on veut rester à ce service précis de l’humanité, rien ne sert de se boucher les yeux ; il faut accepter de vivre soi-même le drame humain en y cherchant un sens.
Celui qui ne sait pas lire ou relire ce qu’il fait devient malheureux. Tous sont interrogés. C’est l’heure de vérité pour tout le monde.
L’heure de vérité
On a dit, on a trop dit, on a mal dit que la souffrance est rédemptrice. On a laissé entendre que le seul fait de souffrir était méritoire. Cette affirmation n’est pas « convenable ».
Souffrir taraude le cœur et le corps humains. La souffrance les met à la question dans tous les sens du terme. Elle s’insinue dans l’intime, fait éclater la cohérence, elle éparpille, elle disjoint. Incisive, elle pourfend et laisse pantelant. Elle arrache toute protection, met à nu. Par la dérision, elle démasque.
L’homme agressé par la souffrance ne joue plus… Il ne fait plus semblant, il n’en peut plus. S’il lui reste assez de force, il crie. Pourquoi ? Il se demande qui le consolera, qui l’arrachera à cet enfer, qui le guérira.
Comme la passion amoureuse, violente et sincère, mais tout autrement, la souffrance ne sauve pas par elle-même mais elle est profonde expérience humaine. Au moment où le mensonge devient inutile, l’homme touche à une certaine lucidité, se confronte à la vérité. Il aborde sans doute à un essentiel où se joue le sens ou le non-sens de son existence : temps d’ouverture ou de farouche repli sur soi.
Avant de prendre en compte et d’assumer tant bien que mal l’offense de la souffrance, il se grandit par le refus : « Non ! c’est trop ! » Mais c’est à ce moment aussi qu’il a la stature de dire « oui » !
C’est à cette Heure et dans cette démarche imprégnée d’une liberté dénudée que se propose et se pose sans doute l’acte décisoire, celui qui entraînera dans une logique ou dans une autre : « Deux amours ont fait deux cités… » C’est le Moment de la vie préparé par de multiples choix. Les « oui » ou les « non » de nos existences prononcés à la sauvette et sans gloire se résument, se dressent et se nouent dans la démarche de l’aventure personnelle.
Est-il insensé de croire que Jésus, Christ du Père, au moment de sa déréliction 6 et de sa mort connut l’épreuve de vérité et qu’à ce moment suprême touchant à l’essentiel de sa vie et de sa mission, il a choisi d’aimer jusqu’au bout les hommes et Dieu son Père ? En les rapprochant et en les alliant dans son geste de liberté, au-delà de sa passion, il a conduit ses frères humains jusqu’à la Résurrection.
Jésus n’ayant plus rien à perdre, abandonné de tous sauf de quelques femmes et de deux ou trois compagnons timorés et consternés, renvoyé à lui seul, a connu le tout de la vie humaine. Comme jadis au désert, il a incliné son cœur, il s’est démis et remis entre les mains de son Père, ouvrant ainsi le chemin à tous les hommes. Le dérisoire absolu du sceptre de roseau et des légions « d’anges démobilisés » 7a cassé l’inexorable barrière de repli sur soi.
Tandis que le gouverneur romain annonce : « Voici l’homme », la foule hurlante et déchaînée refuse de reconnaître en Jésus l’image de sa propre faiblesse et sans doute le temps de la Vérité. Pour se débarrasser de son effroi et ne pas regarder sa propre faille, elle le casse et le jette en vociférant : « Crucifie-le ! »
Mis à la question sous Ponce Pilate, le Christ s’est tu : pourquoi parler ? Que dire sinon pardonner et prier ?
Au moment où il avait mal, il connut l’atteinte ultime du mal lorsque le passant inconnu et les chefs ricanaient : « Il en a sauvé d’autres, il ne peut se sauver lui-même. » « Si tu es le Fils de Dieu, descends donc de la croix. »
C’est au bout de cette lutte intime vécue face au peuple effaré et goguenard qu’il récita le psaume du soir : « Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit. » Alors le voile du temple et du temps se déchira.
Parce que ce jour-là, il avait ici assumé sans concession l’Heure de l’être humain et l’amour infini de Dieu, le mur de l’impasse s’est volatilisé et le passage est devenu possible.
A mon sens, ce regard fixé sur Jésus, le Christ, donne lumière à l’Heure des hommes. Plus je vais, plus je découvre que bien loin de contredire les sciences humaines, tout en leur laissant leur autonomie, la foi donne un éclairage au drame de la passion des hommes.
Le monde de la santé n’est pas lieu humain de vérité parce qu’il est l’endroit où l’on naît, où l’on souffre et où l’on meurt, mais il est lieu humain de vérité parce qu’ici, pour vivre ou pour mourir, rien ne sert de tricher. On est rendu à soi-même mais on ne peut se dissimuler, se cacher très longtemps. Chacun vit le paradoxe de vérité. En même temps, il connaît l’emmurement de la solitude et la nécessité de la communication. Tandis qu’il plonge en lui-même, il se cramponne à la main tendue.
Pour les soignants et les soignés, le choc du drame délie les intelligences, ouvre une brèche jusqu’aux cœurs et marque les consciences.
Toutes souffrances et toutes guérisons sont de tels phénomènes qu’on ne peut les garder pour soi… En nous livrant à nous-mêmes, elles nous renvoient aux autres. « La mort du loup » ne se récite pas au « pavillon des cancéreux » !
La dureté et l’inexorable appellent la tendresse. Le fragile convoque la présence et la force des autres. Quand vient notre heure, révélation de l’essentiel de nos vies, pour en assumer la charge et devenir pleinement nous-mêmes, nous avons besoin de nous démettre et de nous en remettre.
Même s’il existe des désespoirs terribles, sortes de suicide affectif qui acheminent à la mort sociale ou à la mort physique dans un complet isolement, l’hôpital et le service social demeurent des lieux humains du pacte pour s’en sortir. Une alliance objective se trame au moins tacitement. Lorsque la relation humaine prends corps une réciprocité durable s’établit. Elle est trop au cœur du réel pour ne pas laisser de traces !
« Descendre aux enfers », assumer le mal jusqu’à l’extrême limite, aller d’où l’on ne revient que par grâce, oser ne rien mettre entre soi et le tragique, se laisser interroger jusqu’au fond, est-ce possible pour l’homme solitaire ? Seule la communion permet de ne pas être terrassé et de ne pas être mort avant de mourir.
A ces carrefours d’existence où la vérité se fait ou s’anéantit, avec tous les autres, les chrétiens sont présents. Désemparés avec tous, menacés d’aphasie, bousculés dans leur foi, ils tentent de balbutier la prière et de cheminer en donnant la main au moment où se déchire l’être humain pour la naissance ou la mort.
Dans le monde de la santé, nul n’échappe à la « Question », mais on peut y répondre soit en la niant, soit en s’ouvrant à l’infini.
Là, au sein d’une expérience partagée allant jusqu’aux racines de l’être, quelques disciples du Christ accueillent une proposition spirituelle… mais comment la murmurer au moment du mutisme si l’on n’a pas tenté auparavant d’en vivre et de la raconter au sein de la communauté de foi ?
Il n’y aura pas d’évangélisation des soignés et des soignants de toutes sortes que si elle se situe à ce cœur du drame humain. Tout ce qui sera en deçà semblera faribole, tout ce qui sera au-delà, magie. Les semeurs, le grain, les labours sont ici réunis. Quoi qu’il arrive, la moisson, le maquis ou le désert emplira cet espace de l’homme.
L’évangélisation du monde de la santé ne se fera, semble-t-il, que si, au sein de lui-même, acclimatée à sa problématique, confrontée à sa question, greffée aux fibres profondes du corps, la Parole de Dieu peut surgir en proposition spirituelle à l’intérieur même de la démarche de cet ensemble culturel.
la vie chrétienne risque de devenir fuite dans un mysticisme douteux ou dans un humanisme païen plein de nobles et de saines croyances. Il y a un chemin déroutant : celui que nous propose l’Evangile.
Cette vie spirituelle n’est pas seulement le fait de chaque personne, mais aussi celui des communautés
Peut-il y avoir une conclusion à ces lignes ? Elles ont été écrites plus comme un méditation que comme une systématisation qui semblerait, dans ce cas, bien déplacée. Elles se veulent une sorte d’invitation pour que toutes les forces vives de l’Eglise prennent en compte un aspect de l’homme.
Il apparaît de plus en plus clairement que c’est l’Eglise diocésaine, en mission dans le monde de la santé, qui fera naître des communautés de la foi où s’élaboreront les propositions spirituelles pour tout un peuple. C’est à elles qu’est confié ce service indispensable.
Au XVIIe siècle, le cardinal de Bérulle laissait percevoir que chaque personne vivait plus particulièrement tel ou tel aspect du mystère de Jésus. Cette démarche intérieure reconnue, acceptée et choisie, devenait primordiale ; autour d’elle s’ordonnait la vie d’intimité avec Dieu.
Ce qui est vrai des personnes l’est peut-être aussi des groupes. Les chrétiens qui vivent dans le monde de la santé ne peuvent être seuls missionnaires dans ce monde qui les passionne. D’une certaine manière, ils s’adressent à tous et leur comportement spirituel devient par grâce appel permanent pour l’ensemble de l’Eglise et tous les hommes : « Même si vous ne vivez pas particulièrement cet aspect du mystère de l’homme auquel nous sommes nous-mêmes confrontés, n’oubliez pas que nous avons tous besoin de guérir pour vivre ».
Notes
1 Gn 32, 31
2 Jean-Baptiste Metz, La foi dans l’histoire et dans la société, Cerf, 1979
3 Il semble que la vraie « question » des laboratoires pharmaceutiques est d’un autre ordre.
4 CF. C. Perrotin, La temporalité, le visage et l’éthique. Travail sur la pensée d’Emmanuel Lévinas.1981.
5 Jean Nabert, Essai sur le mal, Aubier-Montaigne
6 Cf. Louis Guillet, Gethsémani – Ste Thérèse, l’amour crucifié, Mame et Office central de Lisieux, 1980
7 Cf. Emile Granger in Lumière et vie, n° 152
In Documents Episcopat, n° 16, octobre 1982, Dépôt légal : octobre 1982. Impression INDICA. Edité par le Secrétariat Général de l’Episcopat. Mise en ligne sur ce site avec l’autorisation de la CEF (Conférence des évêques de France).
1 octobre 1982
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