Devant la souffrance, toute réflexion trébuche comme devant l’un des points les plus obscurs du mystère de l’homme. Accepter de parler de Dieu et de l’homme, c’est pourtant prendre le risque de dire quelque parole sur la souffrance. On ne peut se contenter de le faire avec le seul langage de la rigueur métaphysique et théologique. Il y faut aussi le langage de la contemplation et celui de l’engagement personnel. Le Père Christian Montfalcon a bien voulu s’essayer à cette parole aux multiples facettes. Qu’il en soit remercié !
Peut-on parler de la souffrance ou écrire sur elle ? Elle n’est ni un thème ni une chose ni même un simple aspect de la vie des humains ; avec l’amour, elle est le cœur de l’humanité. Elle demeure sans doute le point central et obscur du mystère, ainsi que l’inlassable « pourquoi ? » En ce domaine, tout propos nécessairement inachevé échappe à la logique d’un plan. Si l’on s’essaie à balbutier, ce ne peut être que sur le mode de la plainte et de l’élégie. Même si l’on s’en tient à cette démarche de modestie, c’est aussi encourir un triple jugement :
La raison déraisonne dans l’inéluctable souffrance. Elle n’est pas adaptée pour explorer les abîmes.., et c’est peut-être même parce que l’on entre totalement démuni dans l’incompréhensible, qu’elle existe.
Peut-on parler de la souffrance sans évoquer d’abord l’Holocauste.., moment de folie où l’homme se détruit en organisant l’enfer ? Est-ce encore la souffrance ou déjà l’Apocalypse ? La terre vacille, le soleil s’obscurcit. Dans une vaste déportation, la cohorte humaine est livrée à Léviathan.
I — EXPÉRIENCE D’HUMANITÉ
Temps de malheur, pas seulement pour les victimes mais surtout pour les bourreaux qui s’avilissent et « suicident-leur-propre-humanité » en écrasant le juste et l’innocent. Que restera-t-il d’eux ?… Pantins du mal, ils sont déjà passés au crible de l’histoire, plus dispersés et évanescents que la cendre des crématoires. Bienheureux si la miséricorde de Dieu, le jugement et le pardon sévère des frères les sauvent de l’anéantissement éternel. Plus effroyable que le rendez-vous de Megiddo, où à la fois se broient les puissants et se prépare le rassemblement des rois : c’est là qu’au pied du Carmel sera jugée la folie des hommes.
Même si le dia-bolos a réduit en poussière la poterie sum-bolon pour qu’aucun rapprochement ne puisse faire naître le sens, le penchement de Dieu et sa tendresse dépasseront l’Armageddon, terrible creuset de la souffrance où s’effondre l’humanité.
Lorsqu’elle sort imprudemment de sa réserve, la sagesse populaire, confondant douleurs et souffrance, parle au pluriel des souffrances physiques et morales. Elle distingue et établit un catalogue ; en classant, elle s’efforce, mais en vain, de dominer ou de maîtriser.
Rien de pire que la sagesse lorsqu’elle s’affole. Habituellement pleine de bons sens, ici elle propose des catégories qui ne sont pas forcément véridiques mais seulement approximatives. En voulant être trop logique, elle erre parce que la souffrance, toujours originale ainsi que singulière, est fondamentalement humaine et donc incernable.
Elle saisit l’homme dans tout son être de sang, d’intelligence et de cœur. Historique et anhistorique, chronique et anachronique, elle l’enveloppe, le ravit, l’abîme, et bien malin celui qui osera dire s’il souffre dans son psychisme, son corps ou son âme. A peine sait-il par où le mal s’infiltre en lui. S’il repère difficilement la porte d’entrée, s’il localise les douleurs, il souffre de partout et l’intensité du mal qui l’étreint aujourd’hui, le ramène au sein de la cohorte des souffrants de toujours, c’est-à-dire de tous les hommes de tous les temps qui osent vivre à fond leur propre nature.
Certains disent inhumaine la souffrance. Toute l’expérience proteste contre cette affirmation. A mon sens, elle est signe d’humanité et donc propre à l’homme ; elle est terriblement humaine :
La souffrance n’est ni un bien ni un mal ni une punition ni une récompense. Elle est partie intégrante, sinon intégrée, de la nature humaine ; elle ne peut s’en dissocier. Mystère d’humanité, elle ne s’explique pas mais se vit dans un pèlerinage étrange qui se situe entre deux temps incertains celui de l’origine et celui de la fin dernière.
Prendre le risque de différencier douleurs et souffrance est une nécessaire gageure : elles ne sont pas du même ordre, les unes et l’autre s’engendrent réciproquement et se potentialisent mais ne se confondent pas.
S’il convient de tout faire pour calmer les douleurs par des analgésiques et même par des pratiques inspirées de la sophrologie, la souffrance, elle, résiste aux artifices ; il faut négocier avec elle comme on négocie avec soi-même. Une certaine rébellion contre la souffrance se présente comme dissidence de la nature humaine, mais il est vrai aussi que la révolte vaut mieux que la servitude.
Les thérapeutiques médicales ou du comportement visent à calmer les douleurs ; elles y parviennent souvent mais, au-delà de leurs pratiques immédiates, elles permettent une proximité des personnes et contribuent de ce fait à l’apaisement de la souffrance.
Lorsqu’il se laisse faire, compatit à lui-même et s’en remet à la dureté du temps, l’homme réduit la souffrance et peut-être la berne. Elle s’atténue sous l’effet du soin : bataille d’altérité.
Soigné, on devient alors cher et précieux à quelqu’un qui entre dans la lutte de la souffrance. Les soignants de toutes sortes, alliés objectifs du patient, pactisent avec lui. Ils affrontent ensemble les aléas des jours et des nuits pour assumer le réel : obscurité et lumière. En même temps, ils abordent au dérisoire et au sublime, et se gardent réciproquement du naufrage de l’absurdité.
Point n’est besoin d’être certain d’un résultat pour entreprendre ; on peut se masquer la réalité, mais l’on sait d’avance qu’il est vain de tricher avec elle.
L’homme, être de souffrance, ne se libérera pas de sa nécessaire étreinte par des rêves éveillés que d’autres appellent fuites, mais par la bienveillante présence de quelques-uns dont la vraie pitié est acquise non pas par condescendance mais à cause de l’égalité fraternelle. On ne s’évadera pas de la souffrance ; on la traversera ensemble.
Escorté et pressé par peur et angoisse, le souffrant trouve en ses deux compagnes une sorte de dérivatif car il peut les analyser, les désigner et les nommer. Même si elles conduisent à des comportements fous, elles engendrent l’action et débloquent l’étau de souffrance intense.
Inéluctable, la souffrance n’est pourtant pas du domaine de la fatalité. Délivrée de la démission et de la résignation par l’acceptation du réel, elle suscite le combat et appelle la nécessaire consolation dont les humains ont besoin pour vivre.
Signe de la proximité de l’autre, la consolation n’est pas un en plus dont on pourrait se passer.
L’homme a beau inventer des machines, des appareils, il a beau les approcher le plus près possible du mystère de la souffrance, non seulement le stratagème et la ruse ne vaincront pas le mal mais, s’il le déshumanise par la « machination », il le rendra encore plus profond. L’équipement trop sophistiqué a-t-il été mis en place pour faire vivre ou pour faire écran ?… Y a-t-il des machines à escamoter la souffrance ?…
Lorsque des appareils se dressent entre lui et les autres, le souffrant, en effet, sent se renforcer la solitude et s’éloigner la consolation.
Poussée par cette conviction, la cité organise les soins. Soigner sous toutes ses formes est une des conditions du maintien de la vie humaine et de sa grandeur. Cette action ne vise pas d’abord à guérir mais à permettre de vivre ou de mourir en homme. Soigner manifeste l’affection et la solidarité d’autrui, et lorsqu’il joint la compétence à la proximité il signifie encore plus la grandeur de la nécessaire consolation. Même si la souffrance demeure à jamais, la grandeur de l’homme et de la société n’est pas de se résigner : c’est d’y consentir en acceptant le combat.
L’héroïsme consiste moins à se durcir contre la souffrance qu’à accepter d’être un homme, donc un patient.
Ainsi, la souffrance n’est ni douceur, ni amour, ni sagesse, ni conversion, mais avant de sombrer dans la violence excessive, elle est d’abord impertinence. Lorsqu’elle devient trop forte elle émousse l’agressivité avant de conduire à l’inertie et à la démission du trop douloureux : « Je n’en peux plus ! »
Parce que liée à la nature humaine, la souffrance est un combat sans victoire définitive durant le pèlerinage terrestre. Lorsqu’elle cesse, elle ne fait que s’absenter provisoirement. Se lève alors l’inquiétude lancinante de la sentir à nouveau ; la conscience en état d’alerte guette les premiers tiraillements de son retour.
La souffrance d’autrui est émouvante non seulement dans le sens où elle est poignante mais aussi dans le sens où elle empoigne. La question fondamentale qui peut surgir du bonheur ne nous atteint pas forcément. Par contre, si elle vient de la souffrance elle nous heurte et nous presse. Lavée de jalousie, repoussée à toute force, aiguisée de vérité, elle s’impose, nous interroge et nous vrille jusqu’à l’intime.
Déroute de l’intelligence, la souffrance se défend ; elle ne permet ni qu’on l’approche ni qu’on la cerne ; elle peut se calmer et parfois s’estomper ; on ne la met jamais en équation car ce serait déjà en résoudre l’énigme. Les philosophes eux-mêmes l’abordent de loin comme la question sans réponse ; ils ne la définissent point. Peut-on l’« exposer » ? Non ! Car sa présentation serait ou grimace d’un masque affreux, tricherie insoutenable, ou labyrinthe.
Même au sein de la danse des fantasmes, la présence de l’autre rend à soi-même. Celui ou celle qui est là, par sa parole et par son geste, ajoute aux douleurs mais fait exister, et donc, paradoxalement, soulage. En s’insérant dans la violence de la souffrance et peut-être en l’augmentant, il ancre le patient aux rives de la terre.
Lorsque le corps se recroqueville sous la pression du mal, lorsque la lassitude absorbe toute énergie, lorsque le goût de vivre dérive, les possibilités de réfléchir n’existent plus. Tout devient dérision obsédante. Sujet et objet de douleurs, on devient spectateur ricanant d’un phénomène monstrueux et presque étranger. Sans doute, à ce moment-là, la souffrance seule permet de rester rattaché à l’existence temporelle. Sans elle le «déjointement » serait total, la personne s’évanouirait dans un dédoublement horrible où soi deviendrait lointain spectateur pervers de soi-même.
II — TEMPS D’ÉPREUVE ET DE PREUVE
Imprévue et indésirable, la souffrance nous conduit toujours ailleurs. On ne s’y dispose jamais directement, et si certains l’affrontent avec moins de difficultés, c’est qu’ils ont appris dans la vie ordinaire à fréquenter leur propre nature humaine et à ne pas s’en effrayer.
On ne se prépare pas à souffrir ; on devient fort parce qu’on a accepté la faiblesse et que l’on se sait capable de trahir et de blasphémer.
La souffrance n’est donc pas réflexion ; elle agit sans savoir, mais elle est temps d’épreuve et de preuve. Aveuglée et aveuglante, elle soumet à la question, non pas dans la claire vision des choses : au fin fond de l’être où se blottit le mystère. Elle soumet à la torture et fait avouer ce que l’on s’est toujours caché et que l’on a tenu secret tant aux autres qu’à soi-même. Comme la psychanalyse — et plus soudainement — la souffrance lève tous les barrages et toutes les censures. Elle laisse apparaître le somptueux et le ridicule de ce que nous sommes en vérité. Tout cela ne se visionne pas sur un écran ; cela apparaît comme le hoquet dérisoire où la personnalité se révèle. Les ambiguïtés et les contradictions de l’existence s’entrechoquent avec les fidélités et les sincérités les plus fortes.
De la souffrance, on ressort différent et éprouvé, sans doute avec moins d’illusions, mais avec le goût certain d’être humain consolable, consolé et consolant. A quoi sert, en effet, d’être dur à la souffrance et envers soi-même ? Se raidir contre elle ne grandit l’homme qu’en trompe-l’œil. Lorsqu’il devient dur envers lui-même, l’être humain est de plus en plus fragile, vulnérable et proche d’être brisé.
Blessure du cœur, elle trouve, dans la sensibilité humaine et dans la vie affective, un déploiement imprévisible. Proche de l’amour, mais comme à son envers, elle en suit les chemins et, d’une certaine manière, l’accompagne jusqu’à l’orée de la plénitude.
Accablement du corps, long gémissement douloureux du patient, crampe insoutenable où se fige l’étalement du temps dans la fixation de l’espace. Dieu, que c’est long quand on a mal ! … Demeurer dans la pesanteur d’un corps sans repos !
Tristesse et joie sans poids… L’instan flotte, les minutes s’allongent. A force d’être lourd, le temps perd consistance. Dans la réalité qui devient brouillard, la durée s’évanouit et trompe. Quelle heure est-il ?… Est-ce le soir ?… Est-ce le matin ?…
Terrible sanglot sans larme, car dans cet écrasement de l’être humain, l’eau du cœur est asséchée par l’insupportable déréliction. Bienheureux le souffrant qui peut pleurer sans honte devant ses amis ! … Ses larmes expriment le mystère d’un pays totalement insoupçonné.
Y a-t-il un usage de la souffrance (bon ou mauvais) au moment de la crise aigüe ? Certainement pas ; il y a seulement un encombrement. Avant, peut-être ! Une orientation de l’être et une obéissance à la condition humaine préparent le cœur. Après, sans doute ! L’action de grâce pour la lumière retrouvée et l’accueil du changement opéré par l’obscur travail de solitude. Pendant : seule, la connivence des soignants de toutes sortes qui ont incliné leur cœur à la vraie com-miser-ation favorise comme par procuration un usage autre que la déroute. Cette efficacité décevante et déférente de la fraternité tente inlassablement de jeter un pont au sein du chaos.
III — ÉCART ET SOLITUDE
Évoquer la souffrance, c’est évoquer un écart.
Pour honorer les hommes, le Seigneur, bénédiction Lui-même, a partagé notre nature. Paradoxe ! la fragilité a été divinement et parfaitement vécue. Quand Dieu épouse l’humanité, la nature humaine ne se dénature pas ; elle est vécue avec dignité jusque dans ses extrêmes.
En Christ, la perfection a été de ce monde mais elle ne change pas la nature humaine ; elle n’efface pas la souffrance. L’absence du péché semble même l’augmenter. N’est-ce pas le cas de Jésus et de Marie ?
Rester en souffrance : cette expression évoque ce qui est abandonné et n’a pas de lendemain,… ce qui n’a pas de suite et ne s’est pas développé,.., ce qui a pris du retard et que l’on a oublié, abandonné ou perdu.
Rester en souffrance évoque la solitude, l’isolement de celui dont on ne s’occupe pas parce qu’il est trop loin, de l’autre côté du précipice.
La souffrance isole ; elle ne nourrit aucune relation, elle échappe à tout voisinage et n’aborde à aucun rivage. A mesure que le désarroi s’agrandit, toute appartenance s’efface : la famille, le milieu social et professionnel se relativisent. Les liens se délient. Le souffrant est seulement humain. Il invente son propre chemin. L’expérience d’autrui et peut-être même la sienne ne lui servent de rien.
A ce moment, le Chemin de Croix est-il pour le chrétien encore une trace ? Jésus connaissait le lieu du Crâne ; lorsqu’Il y porta sa croix, a-t-il reconnu le chemin ?…
Suivre la Voie jusqu’à l’écartèlement, n’est-ce pas faire la même expérience que le Christ ? En ce domaine, c’est toujours une « première en solitaire » malgré les saintes femmes qui accompagnent l’abandonné en se lamentant sur Lui ou sur elles. On peut même se demander si le visage d’autrui est encore vis-à-vis. Courbé par le poids du mal, le souffrant peut-il encore « faire face » ?…
Rester en souffrance : devenir objet de dédain, être d’une certaine manière rayé de la terre des vivants. Descendre au schéol avant d’être mort, se fixer en souffrance parce que l’on a perdu.
Surgit la tentation de la dérision. L’âme connaît la tristesse des confins de la mort. Alors, la conscience erre dans un monde lisse où rien ne raccroche.
Aporie, nul n’y aborde, nul n’en sort… On est porté malgré soi et on n’en est délivré « nouveau » que par la grâce.
Le patient est rejeté parce qu’il est recru non pas de maladie, mais de souffrance. Parce que, malgré ses paupières alourdies, son regard voit trop loin et trop profond, parce que sa langue s’est collée à son palais, les paroles de ceux qui l’entourent se tarissent; il vaut mieux, lui, le laisser en souffrance et nous, gémir sur nous-mêmes.
La souffrance éteint la parole, l’assèche et l’efface. Si le verbe s’essouffle, ce n’est pas uniquement parce que le souffrant ne peut plus articuler, mais parce que la parole est devenue vaine. La communication tombe dans l’inanité, le souffrant ne tient pas parole, la conversation s’évanouit, la relation déparle. A ce moment-là il ne s’agit pas de fatigue extrême, mais le Verbe se cache, s’enfouit et meurt. Derrière la pierre scellée Il attend sans doute la résurrection dont on ne perçoit pas encore les prémices. L’ange en habit de transfiguration viendra Le libérer car, même pour Lui, un tombeau ne s’ouvre pas de l’intérieur.
Le monde chavire, l’univers innommable se retourne sens dessus dessous et s’éparpille. L’être humain devient un bateau sans gouvernail, en proie aux caprices fantasmatiques du mal. D’ailleurs, que pourrait-on dire ?…
Le silence lourd de sens n’est peut-être même plus possible. Demeure le cri ou la plainte… Il reste aussi le bruit — au moins celui qui bat dans les tempes —, le moindre bruit qui résonne démesurément. Que d’efforts pour lier ensemble quelques mots… Sans grammaire, donc sans ordre, ils s’enchevêtrent dans une signification non partagée avec les autres. Seuls s’attardent avant le désastre les mots du besoin : boire… vomir…
Personne n’a pu parler de la souffrance ; elle ridiculise le discours ; on ne la raconte pas. Mystère humain, elle échappe. Le Christ, Verbe de Dieu et Parole humaine, a pu seul dire Dieu. Jésus a parlé de son Père mais Il n’a rien prononcé sur la souffrance : Il l’a portée et supportée ; Il l’a traversée non pas comme un cauchemar dont on pourrait se dispenser mais comme une obéissance à la réalité. Agneau mené à l’abattoir, il ne se plaint pas. Il connaît l’inéluctable souffrance ; par amour, Il est au cœur du drame de l’homme.
Sur la croix, avant de dire : « j’ai soif » et « tout est achevé », Il trouve les paroles de la consolation qui desserrent l’étreinte du mal, mais Il n’a pas ouvert la bouche sur la souffrance. A cause de l’excellence de son humanité, Il est devenu souffrance comme tout homme et plus que tout homme.
Les mots s’étouffent et se perdent. L’attitude seule laisse une communication possible, car elle permet en même temps intimité et distance, proximité et éloignement, clarté et ambiguïté…
IV— LE LIEU DU PASSAGE
Gethsémani[1]: l’éthymologie de ce mot fait frémir ; il signifie : pressoir à huile. Ici, le fruit de l’olivier écrasé donne ce qu’il a de meilleur pour nourrir, pour guérir, pour porter la lumière.
L’agonie du Christ : sueur de sang, drame de solitude, souffrance inconsolée, dérisoire d’une vie qui, ayant par excès d’amour évité une victoire trop facile, se trouve au fond de l’abîme : « La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la tête d’angle…» (Mt 21, 42).
Pourquoi Jésus souffre-t-il ?… Il sait la trahison de Judas : mais qu’importe ? Il se doute du mauvais coup que les chefs du peuple sont en train de mettre au point : ils font leur métier. Il prévoit qu’on lui réservera le sort des agitateurs : c’est la revanche du Malin.
Au plus loin qu’un homme puisse aller, Il est allé… Il s’est donné en pâture : Il a appelé, Il a aimé, Il a pardonné, Il a guéri. Il s’est offert en nourriture… Plus rien ne lui appartient… II est devenu pain pour la vie des hommes… Par le service et par l’Eucharistie, Il est allé jusqu’au bout.
Et maintenant, non seulement personne ne Lui en est reconnaissant, non seulement personne n’en reparle avec Lui, non seulement personne ne semble s’intéresser à Lui, mais encore, ceux qu’Il a guéris, qu’Il a pardonnés, qu’Il a aimés, ne sont pas là, au jardin-du-pressoir ; même ceux qu’Il a choisis : ses disciples, ses vrais témoins, dorment…. Rien ne les réveille… Ils ferment les yeux pour ne pas voir…
Nul ne l’obligeait à accomplir « sa » mission. Au désert, Il l’a choisie librement. Maintenant, Il se retrouve ici, dans un autre désert, et personne pour répondre à son offrande et prendre part à sa «haute tendresse ».
Au bord de l’abîme et du néant… souffrance suprême… anéantissement…
Il reste seul avec son présent d’amour que personne n’a ni saisi ni partagé… Tous pensent que ce cadeau est empoisonné et qu’Il n’a qu’à le garder… solitude épouvantable.., moment d’effroi. A quoi a servi d’aller jusque-là et d’avoir tout donné ?… A quoi bon s’être livré jusqu’à l’intime de soi-même, s’être mis tout entier dans ce partage, si personne n’en profite ?… « Pour quel homme me suis-je battu ?… A qui me suis-je livré en pâture ?… »
Ils me mangent donc pour rien ?…
Ici se situe la Passion… mot terrible qui signifie à la fois excès d’amour et déchirement suprême. Passio Domini nostri Jesu Christi : souffrance et amour.
La seule Passion de Jésus, c’est d’aller au plus loin que l’on puisse aller dans l’offrande de soi… C’est livrer le secret de Lui-même, que personne ne connaît tant il est essentiel, tant il est profond, tant il est intime, et tant il est ultime : secret dangereux, secret brûlant, secret transfigurant, laissé et abandonné là.
D’une pareille offrande, on se défie. Chacun pressent qu’à cette extrémité se trouve la jointure du divin et de l’humain : zone d’ombre et de lumière où dans la solitude se révèlent progressivement et se mêlent intensément le secret de l’homme et le secret de Dieu.
Pour aborder à ces confins, il faut prendre le risque de 1’« inutile » et quitter la ténèbre pour accepter la lumière… Il faut être prêt à vivre pour de vrai la transfiguration…
Autour de lui, personne n’en est encore là : ni Pierre qui a marché sur les eaux, ni les fils de Zébédée qui ont pourtant quitté leur mère. Personne n’ose accoster à ce niveau d’étrangeté et d’absolu, parce qu’il entraînerait dans une trop grande folie.., parce que personne n’ose croire qu’il mérite ce don… Il vaut mieux dormir !…
Et Jésus s’épuise à dire : « Veillez avec moi… Mon âme est triste jusqu’à la mort… »
A ce degré d’effacement, à ce degré d’amplitude, à ce degré d’isolement, à ce degré de plénitude, se situe l’Agonie. Ce mot signifie à la fois lutte décisive et angoisse suprême.
La seule consolation pourrait être la fidélité de son Père, mais Lui-même se fait lointain ; Lui aussi semble dormir et se taire, et sa bouche ne murmure pas la parole de douceur. Comme pour laisser le Fils de l’Homme à sa grandeur et à son offrande, le Père ne s’approche pas de Jésus, car sa propre consolation en ce moment ultime serait déplacée comme un vol, comme une mauvaise ruse. Dans sa miséricorde, Dieu ne veut pas ravir à l’homme ses propres forces : la nouvelle Genèse s’accomplit…
Ici, confluent Création et Rédemption…
Ici, se mêlent l’eau et le sang, sueur de l’homme en travail de lutte. La coupe de bénédiction ne peut se boire que dans « l’écart » du drame humain : « Père, à Toi tout est possible : écarte de moi cette coupe ; pourtant non pas ce que je veux mais ce que Tu veux » (Mc 14, 36).
Encore plus isolé que Jacob à Pénouel, dans le combat II n’a rien ni personne à étreindre ; Il n’a pour seul adversaire que Lui-même… Au jardin-du-pressoir, il n’y a pas d’empoignade…
La solitude est donc totale ; c’est l’ultime secret du cœur, et c’est sans doute la grandeur de l’homme privé de consolation… Mêlée à la tentation de l’à-quoi-bon ?, ici commence à poindre la lumière du salut.
« Veillez et priez, afin de ne pas entrer en tentation. L’esprit est prompt, mais la chair est faible… » (Mt 26,41).
Judas peut venir… Plus rien n’a d’importance… « Tout est accompli. » La détresse touche à l’infini. Les jours prochains ne rajouteront rien à la souffrance ; ils l’inscriront dans la chair vivante pour la manifester. Alors, le Corps du Christ clamera au monde narquois et stupéfait la Passion non reconnue du jardin-du-pressoir… lumière douce et terrible face au mystère de l’homme.
Les trois jours de folie d’un peuple déchaîné amorcent déjà une remontée. Fantoches, brutaux ou avisés, Hérode, les soldats du prétoire, Pilate et Caïphe sont au moins des adversaires. Même s’il est tragique, un face-à-face se rétablit. La Résurrection est en germe.
Le passage s’est fait à Gethsémani. Un jardin où, dit-on, il fait bon le soir…
Gethsémani : ce moment terrible serait-il donc la grandeur de l’homme ?… Faut-il passer par là pour être purifié de l’illusion et n’être plus jamais déçu ?… Ne serait-il qu’au-delà de ce gouffre que se découvre le véritable mystère de l’homme ? Au-delà de ce combat de nuit, apparaît la lumière incertaine, mais bien réelle, des petits matins, moment privilégié où s’annonce la lumière du jour…
Même s’il faut encore souffrir, Pâques est déjà là, dans son étonnante vérité.
Quand je serai aux bords de la mort, si les douleurs et la souffrance sont intolérables pour moi et pour ceux qui m’entourent, je demande que quoi qu’il arrive on me calme, pourvu que pour me jeter plus vite on ne me rive pas dans l’inconscience totale.
Si on me délivre des douleurs trop fortes, que l’on ne me ravisse pas tout à fait la souffrance qui me tient encore attaché à ce monde. Comme un cadeau précieux au moment du Passage, je désire être consolé et entendre quelqu’un me dire, en me donnant la main, les psaumes de la paix miséricordieuse et de l’humble pitié.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
N.B. J’ai consulté aussi les travaux de recherche de Catherine Perrotin, Agnès Garcin et Christiane Fouillat.
In Documents Episcopat, n° 15, octobre 1985. Dépôt légal : septembre 1985. Impression INDICA. Edité par le Secrétariat Général de l’Episcopat. Mise en ligne sur ce site avec l’autorisation de la CEF (Conférence des évêques de France).
[1] Mt 26,36 ; Mc 14,32 ; Lc 22,40.
1 octobre 1985
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