Midi à quatorze heures

« Avons-nous toujours le temps ? »

On raconte que le Général Vinoy avait, durant la guerre de 1870, établi un plan pour prendre sans coup férir la ville de Chelles. La manœuvre avait été mûrement réfléchie et les troupes prêtes pour l’assaut attendaient stoïquement l’ordre d’attaquer. L’offensive devait commencer à 11 heures du matin, mais à 11 heures ni le Général Vinoy, ni son État-major n’étaient sur le terrain. Le Général et ses subordonnés avaient pris le temps de faire un bon repas. Tous en étaient ressortis l’estomac lourd et des cigales en tête. Plus personne ne savait où était Chelles ; on avait perdu les cartes d’État-major.

Je ne sais si cet événement tragique et burlesque a inspiré Alphonse Daudet pour la nouvelle intitulée dans ses « Contes du Lundi » : « La partie de billard« . Il n’en reste pas moins vrai qu’il y a, soit dans ce fait de guerre, soit dans cette œuvre littéraire, une question importante : « Avons-nous toujours le temps ? ».

A force de laisser couler midi jusqu’à quatorze heures, on risque bien d’être surpris par la nouveauté et dérouté par le trop-tard.

Qu’est-ce donc qui nous distrait de l’essentiel et nous attache à autre chose que ce qui est utile et efficace pour l’immédiat de l’aujourd’hui ?

En nous, parfois, se lève une barrière. Notre volonté ne décide pas les choses importantes. Elle se met à jouer avec elle-même et se retire on ne sait où. Le dynamisme qui, à ce moment précis, devrait rassembler toutes nos capacités s’estompe ou s’occupe à des futilités. Nous nous absentons.

Le temps est coquin. Il efface les choses importantes et les emporte pour que l’on ne puisse pas les rattraper. Faute de prévoir et de prendre les moyens d’exécution efficaces, on est en retrait sur l’événement. Il nous double à grande vitesse et nous sommes dépassés.

Que de fois dans ma vie j’ai assisté à ces mini-drames ! Un laisser-aller en soi peu important, de l’ordre du bon repas, de la partie de billard, ou d’autres bricoles, peut, à cause des circonstances, devenir fatal à soi-même et à un grand nombre. C’est bien là le fond de la question : un instant manqué engendre parfois dans une logique implacable un tourbillon qui nous entraîne vers ce que nous n’avons absolument pas désiré.

A ne voir que soi, on a toujours le temps.

En resituant ce dont on est chargé, en pesant les conséquences de nos actes, en estimant justement les circonstances, alors on comprend que, sans précipitation, il faut agir à temps.

Midi s’évapore à quatorze heures pour ceux qui prennent du retard sur eux-mêmes car, d’une manière ou d’une autre, ils jugent que l’important, c’est eux et que le reste est futile.

Le retard banal n’est peut-être que le signe d’une grande subjectivité qui fait perdre beaucoup de batailles. Non ! On n’a pas toujours le temps. Il y a des chances à ne pas laisser passer.