« Celui qui perd la « mémoire » n’a plus de présent »
Tous les jours, la presse, la radio, la télévision, les conversations entre amis nous ramènent au sujet brûlant de la réunification de l’Allemagne.
Depuis plusieurs années, quelques « cassandres » prédisaient ce rapprochement et le dénonçaient comme un virus mortel pour l’Europe naissante. En même temps, des spécialistes de l’histoire allemande comme Alfred Grosser le jugeait impossible. Il argumentait solidement sa démonstration.
L’histoire a basculé. Comme celle de Jéricho, la muraille de Berlin s’est effondrée. Qui a conduit l’opération ? L’usure de l’idéologie marxiste ? Les lois bafouées de l’économie ? Les astuces du KGB ? Les agents de l’Allemagne déstabilisant les accords de Yalta ? L’opiniâtreté polonaise de Jean-Paul II… ? Je ne sais, mais au point où se trouve la conjoncture, il est évident que RFA et RD. ne seront qu’un Reich avant 1993.
Sera-ce au profit de l’unité de l’Europe nouvelle ou pour son démantèlement ? A elle seule, l’Allemagne sera-t-elle l’Europe, un seul mark, une seule économie, un seul peuple ? L’Europe se réalisera sans doute selon le vieux rêve gaullien de l’Atlantique à l’Oural, mais la cheville ouvrière ou la vis d’assemblage sera le peuple allemand, fascinant et inquiétant.
Nous sommes nombreux de ma génération à être inquiets. Parce que « on nous change » le monde et nos étroitesses de vue ? Ou parce que nous voyons juste et sommes contraints de reconnaître le rôle secondaire de notre patrie ? Nous avions accepté que la France tienne une place mineure dans le monde, mais nous estimions être principe de l’Europe.
Les rêves de Jean Monnet et de Robert Schumann s’estompent. La politique qu’ils préconisaient s’évanouit, nos aspirations de jeunesse périclitent. J’arrive difficilement dans le tohu-bohu actuel à formuler une parole d’espoir. Pessimisme ? Aveuglement ? Frilosité ? Nationalisme inavoué ? Pourtant, il doit exister certainement un chemin à prendre. Il doit y avoir, ici ou là, des mains tendues à saisir… Brouillard.
Je trouve dans le revue Esprit (février 1990) un petit article de Lothar Baeir. Je ne connais pas cet essayiste allemand, viscéralement contre la réunification. Il pose la question de la survie de la Pologne : sera-t-elle une nouvelle fois écartelée entre l’Allemagne et la Russie ? Les pays des Balkans auront-ils à choisir entre l’Est et l’Ouest pour subsister ? Le peuple allemand guéri du nazisme retombera-t-il dans un nouveau matérialisme ? Elie Wiesel vient d’écrire dans le New York Times : « Ce qui m’inquiète dans les événements de Berlin, ce n’est pas seulement leurs conséquences possibles sur l’avenir, mais aussi sur le passé ».
Celui qui perd la « mémoire » n’a plus de présent.
15 février 1990
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