Co / res / pondre

La décomposition du mot donne une morphologie étrange. Il est vraisemblable qu’elle n’a rien à voir ni avec la règle de la structuration des mots dans le langage français, ni avec l’étymologie. Qu’il me soit simplement permis de m’amuser et de signifier en « riant » quelque chose de sérieux !

Très marqué par le XIXe siècle et la correspondance des grands auteurs littéraires, des politiques, des scientifiques et des spirituels de cette époque, j’estime excellent de revenir aujourd’hui à l’accouchement de la pensée personnelle et sociale en « co-res-pondant » le plus souvent possible avec quelqu’un qui peut répondre avec facilité sans susciter aucune crainte. Cette personne, en toute sympathie, exprime sa propre pensée en la conjuguant avec celle que lui offre son correspondant. La relation ainsi établie, suscite une naissance (une sorte de pont, de naissance, de renaissance) intellectuelle, spirituelle, politique, artistique, originale, inattendue. L’habituel échange révèle la profondeur de personnalités délicieuses. Parce que ces personnes ont osé s’écrire, leur correspondance les personnalise l’une et l’autre.

La correspondance arrache au plus profond de l’être ce que chacun des correspondants ne saurait donner s’il n’y était provoqué par l’autre qui lui renvoie une réponse adaptée au message singulier reçu. Ce va-et-vient provoque et libère des sentiments et des mots inconnus qu’un dialogue en vis-à-vis n’aurait pas tolérés. La médiation de l’écriture provoque une certaine confidence qui coule en source spontanée. Point de recherche, point de peur, il suffit de laisser courir la plume sur le papier ou les doigts sur le clavier… Tous les sujets sont bons, la politique, les événements sociaux, la lecture des journaux, les dialogues professionnels, les célébrations familiales, la méditation, la contemplation des œuvres d’art et de la nature… bref, un regard sur la banalité met en train la rédaction d’une quinzaine de lignes. Il est important de ne pas céder à la tentation de recopier un passage d’un auteur préféré « parce qu’il exprime si bien ce que l’on ressent en soi ». Rien ne vaut ni ne remplace dans la présente expérience, ce qui jaillit au détour de la page.

De jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année, la pensée se précise, se focalise et se structure, il suffira de « relire » plus tard tout ce qui été « pondu » au fil des jours pour découvrir sa pensée originale et l’arrière-fond de sa personnalité. Bref, on aura livré de soi  le trésor intime que l’on ne connaissait pas encore…

Si l’on en garde une trace, la correspondance prépare la relecture. Elle permet aux mots d’abonder naturellement, elle raconte à soi et aux autres ce que l’on est et devient.

Même si cela peut sembler paradoxal, il n’est pas bon d’attendre d’avoir « compris » un événement pour livrer par écrit le point de vue que l’on a sur lui. S’exprimer imparfaitement, n’est pas une tare mais une genèse. Écrire, encore écrire, tracer des mots, les proposer à l’interprétation d’autrui dénote une grande liberté et un début de « sainte indifférence ». On tricote de l’inachevé et on le livre dans une première approximation brouillonne. Quand on rassemblera plus tard tous ces petits morceaux de pensée ou ces efforts d’intelligence, alors on verra se dessiner, par ce chemin d’humilité, le trésor que Dieu a donné et qui s’est enfoui au fond de soi, mélangé à une culture ambiante provocatrice.

S’astreindre à écrire chaque jour, se tenir devant un papier ou un clavier pour parler de tout et de rien, donner son avis sur l’actualité que l’on connaît encore mal et que l’on n’aura jamais achevé d’analyser parfaitement, préciser le lendemain les propos de la veille, répondre à la lettre d’autrui, se forger quelques rubriques pour canaliser le débit et sélectionner les morceaux de prose selon leur sujet afin d’en mieux reconnaître plus tard la cohérence, construisent non seulement une pensée mais donne un statut de « critique » à  la personnalité. Ainsi s’édifie notre plein développement personnel.

Choisir un ou plusieurs correspondants disponibles pour lire, répondre et se livrer à leur tour sur le sujet abordé ou ses annexes est une vraie démarche de confiance fraternelle. Ainsi se forge et s’aiguise la pertinence du regard, ainsi se construisent les statures différentes de chaque personnalité, le courrier prend le temps de la gestation et de l’accouchement. Il faut oser le dire, l’écriture ne remédie pas à la solitude ou à l’ennui mais elle forge un outil incomparable de connaissance de soi. Le recul qu’elle autorise libère du narcissisme et favorise un regard bienveillant et irénique. S’atteler à la correspondance c’est plonger en soi et dans l’humilité, reconnaître sa richesse d’être.

La correspondance contribue donc à révéler les forces vives enfouies et à mettre à jour les personnalités des rédacteurs, mais il faut ajouter que si le « binôme » des sollicitations réciproques a la chance de s’articuler avec d’autres pratiques analogues, s’amorcent la création d’un « corps » de réflexions, une gerbe de pensées, et une proposition d’actions pour le temps présent. Les propos en se juxtaposant exposent une mosaïque impressionnante.

Même si elle est simple et pas onéreuse, la correspondance ne devient efficace que dans la régularité de l’échange. Si l’on désire que l’eau coule, il faut désensabler tous les jours la source.

Texte repris le 1er décembre 2008

Accompagnement

18 mai 2003